
Entre les bouleversements qu'impliquent le Brexit, et les différends politiques entre nationalistes et loyalistes, la célébration des 20 ans des accords du Vendredi saint est propice aux remises en question sur l'avenir des deux Irlandes.
L’anniversaire du "Good Friday Agreement", cet accord conclu le 10 avril 1998 entre factions rivales loyalistes et unionistes, ne se fête pas dans la sérénité en Irlande du Nord. Les instances de gouvernement régional paritaire sont à terre, et le Brexit vient troubler les lignes. Sans compter que deux décennies n’ont pas suffi à effacer les blessures de trente ans de "troubles", cet euphémisme utilisé par les Irlandais pour désigner une guerre sanglante qui a fait plus de 3 500 morts. Pour autant, sur France 24, Gerry Adams, ancien dirigeant du Sinn Féin, se veut rassurant : "Le processus de paix est sécurisé. Certes, des groupuscules sont actifs, mais il n’y a pas de désir commun de retourner au conflit".
À Belfast, la violence n'est plus que résiduelle – les principaux groupes paramilitaires loyalistes nord-irlandais ont émis un communiqué le 9 avril pour "condamner énergiquement toutes formes d'activités criminelles" – mais dans la vie quotidienne, les deux communautés se mélangent peu, les enfants ne fréquentent pas les mêmes écoles, et des "murs de la paix" divisent encore certaines rues de la ville. "Paradoxalement, nous avons vu plus de murs de la paix se construire après l’accord du Vendredi saint qu’auparavant. Il y en a un qui bloque la route la plus directe entre nos hôpitaux", relève Nuala McAllister, 28 ans, maire de Belfast issue de l'Alliance, un parti ni unioniste ni nationaliste, interrogé par l’AFP.
L’accord de paix du Vendredi saint a permis de faire taire les armes, et de favoriser les échanges commerciaux entre Nord et Sud, à défaut de réconcilier les communautés catholiques et protestantes.
Politiquement, les instances de décision régionale en Irlande du Nord sont à l’arrêt. Depuis janvier 2017, aucun gouvernement régional ne siège à Belfast, faute d’entente entre le Parti unioniste démocrate (DUP) et le Sinn Féin.
Mais ce que le Sinn Féin désigne comme une menace aujourd’hui, c’est surtout la décision de Londres de mettre en œuvre le Brexit, ce qui rend indéchiffrable l’avenir du "Good Friday Agreement". Car si la frontière entre les deux Irlandes a été effacée de facto par les échanges commerciaux et l’absence de douanes au sein de l’Union européenne, le retour des frontières aux portes de la Grande-Bretagne signifie que la démarcation entre Nord et Sud va redevenir effective. D’ores et déjà, Londres, Bruxelles et Dublin se sont dits opposés à l'instauration d'une frontière "dure" entre les deux Irlandes après le Brexit, qui constituera aussi la seule séparation terrestre entre le Royaume-Uni et l'UE, mais les moyens d'y arriver demeurent flous.
Conséquences lourdes du Brexit
"Certains éléments de l’accord [du Vendredi saint] sont basés sur l’Union européenne", avance Gerry Adams sur France 24. "Si vous avez une frontière ‘dure’, et s’il faut payer des taxes douanières… les conséquences d’un Brexit seront lourdes, économiquement, et politiquement pour le 'Good Friday Agreement'."
" Je ne dis pas que l’accord du Vendredi saint ne peut pas survivre au Brexit (…). Mais le Brexit complique les choses", résume Tony Blair, ancien Premier ministre britannique et signataire de l’accord de 1998, interviewé dans Le Monde. "Aujourd’hui, dans les faits, la libre circulation est complète entre les deux côtés, des milliers de camions passent chaque jour… La frontière n’a guère de signification réelle au quotidien pour les gens du Nord ou du Sud. Cela permet aux gens de moins s’intéresser aux questions constitutionnelles, puisque cela n’implique pas de différence concrète."
Les nationalistes du Sinn Fein avaient "appris à s'accommoder de la partition car la frontière entre les deux Irlandes était invisible grâce au marché unique", renchérit Christophe Gillissen sur France 24 . "La perspective du Brexit a tout changé. Il y a désormais un risque de retour aux contrôles frontaliers, ce qui serait un recul par rapport aux accords de paix."
De fait, l’Union européenne a permis que la Grande-Bretagne et l’Irlande soient considérées par Bruxelles sur un pied d’égalité. "Le seul lieu où cette approche commune a toujours été possible était au sein des institutions européennes", relève Giada Lagana, docteur en sciences politiques de l'université de Galway, interrogée par l'AFP. Le Brexit ferait donc perdre un espace de dialogue pour les parties prenantes au processus de paix.
Référendum d’ici cinq ans
Le Sinn Féin saisit donc l’occasion du Brexit pour réaffirmer son soutien à l’Europe, et appuyer l’idée de réunifier l’île. "Le Brexit et l’accord du Vendredi Saint [qui a scellé la paix en Irlande en 1998] sont incompatibles", avait affirmé, dans une interview devant la presse, Mary Lou McDonald, en février dernier, lors de son arrivée à la tête du parti nationaliste irlandais Sinn Fein , avant de lancer : "l'option de la réunification est évidemment sur la table".
Or s’ il n’est pas certain que les Irlandais du Nord soient majoritairement en faveur d’une réunification avec le Sud, dans tous les cas, ils se sont prononcés pour rester dans l’Union européenne, lors du référendum organisé en Grande-Bretagne en juin 2016. Ils ont dit "non" au Brexit à 56 % des suffrages exprimés. Aux voix de l'électorat du Sinn Fein pro-Europe se sont même ajoutées celles de partisans du DUP, pourtant traditionnellement plus eurosceptiques. " Londres ignore que la majorité des Irlandais ont voulu rester dans l’Union européenne", conclut Gerry Adams sur France 24.
La réunification ? "On aimerait organiser un référendum sur la question dans les cinq ans", suggère l’ancien dirigeant du Sinn Féin. "Pourquoi pas ? Ça fait partie de l’accord du Vendredi saint". L’agenda permet donc aux nationalistes, opposés à l’autorité britannique, de prendre au mot le "Good Friday Agreement", qui prévoit la possibilité d’un référendum sur l’unité irlandaise.