L'irruption de l'intelligence artificielle dans tous les domaines de notre quotidien fascine autant qu'elle inquiète. Entre recommandation et production musicale, on a poussé la porte du laboratoire en recherche sur l'IA de Spotify.
Au milieu de l’été 2017, Spotify annonçait dans un communiqué succinct la création d’un Creator Technology Research Lab à Paris, un laboratoire de recherche chargé de réfléchir au "développement d’outils pour aider les artistes dans leur processus créatif" avec à sa tête le Français François Pachet, grand spécialiste de la recherche sur l’intelligence artificielle et la musique.
Manque de bol, cette nouvelle coïncidait avec les révélations d’une enquête du média Music Business Worldwide qui identifiait 50 "faux artistes" a priori créés de toutes pièces par Spotify, dont les écoutes auraient généré 3 millions de dollars de revenus pour la plateforme détentrice de l’intégralité des droits d’auteur.
Depuis, Spotify n’avait pas donné plus d’informations sur les missions de son lab et ce silence avait laissé place aux théories plus ou moins fantaisistes de certains, imaginant déjà la société suédoise élever une IA à produire de la musique au kilomètre pour inonder ses playlists maison. "Intelligence artificielle et musique : serons-nous les esclaves des algorithmes ?", s’interrogeait The Guardian en août 2017 ou "L’utilisation de l’IA par Spotify, IBM et Googe causera-t-elle l’extinction des musiciens humains ?", titrait Newsweek il y a quelques semaines.
Il aura fallu attendre le 12 janvier dernier pour que la plateforme de streaming révèle le premier projet de son lab – en fait amorcé depuis plusieurs années par le chercheur François Pachet et le musicien Benoît Carré au sein du Computer Science Laboratory de Sony : un album de 15 titres nommé "Hello World" composé par l’IA Flow Machines (dont on vous avait déjà parlé) en collaboration avec de nombreux artistes parmi lesquels Stromae, Médéric Collignon ou Camille Bertault.
On a profité de cette actualité pour rencontrer François Pachet et essayer de comprendre ce que concoctait vraiment le chercheur dans son Creator Technology Research Lab flambant neuf.
Ce matin-là du mois de février et malgré la neige, François Pachet, cheveux bouclés et baskets aux pieds, est arrivé dans les bureaux parisiens de Spotify France après une heure de marche, comme tous les matins depuis qu’il travaille ici. Qu’on se le dise tout de suite, l’homme est loin d’être un businessman ou un stratège de marketing avide de techniques pour attirer de nouveaux abonnés ou augmenter les streams sur la plateforme. Il revendique au contraire à qui veut l’entendre son statut de chercheur détaché de toutes considérations commerciales.
La création, rien que la création
"Bien sûr, il y a de l’IA dans la classification et la recommandation depuis longtemps. Je suis le premier à m’être intéressé à la génération automatique de playlists de 1999 à une époque où personne ne savait ce qu’était une playlist, et j’ai été parmi les premiers à travailler sur la similarité timbrale, c’est-à-dire trouver quels titres ressemblent à la musique que vous écoutez. J’ai beaucoup travaillé là-dessus, mais ça ne m’intéresse plus du tout. Aujourd’hui, je ne me focalise que sur la création, une voie finalement encore peu explorée", détaille François Pachet à Mashable FR. "Mon objectif c’est de développer des outils pour les orchestrateurs, les compositeurs, les arrangeurs et tous ceux qui créent la musique dans toutes ses phases, de la partition au mastering en passant par la maquette, la production et le mixage."
En 1958 déjà, les Américains Lejaren Hiller et Leonard Isaacson avaient réussi à produire un quatuor à cordes généré par un ordinateur et inspiré du répertoire de Bach, la "Suite Illiac". 60 ans plus tard, François Pachet estime que la technologie est suffisamment avancée pour que l’IA se détache de l’imitation et créé des choses nouvelles : "C’est tellement évident qu’il n’y a que là que l’IA est intéressante. Le reste c’est soit du fantasme, soit de la médiocrité."
"Pour faire des choses créatives, il ne faut pas des réseaux de neurones très puissants"
Pour ce faire, l’équipe d’une dizaine de personnes qui travaillent au lab a développé un type de machine learning qui combine différents réseaux de neurones, et pas forcément les plus puissants ou les plus évolués. "Les expériences qu’on fait se basent sur ça : on prend des modèles très puissants et des modèles très bêtes. Mon intuition c’est que pour faire des choses créatives, il ne faut pas des modèles très puissants qui, par définition, restituent beaucoup mieux l’essence de ce qu’on leur a mis dedans. Ils vont faire une moyenne tout à fait correcte, sans bizarrerie ni fulgurance. Or c’est précisément cela que je cherche", poursuit le Français.
Bien sûr les réseaux de neurones qu’utilise Flow Machines exploitent des choses existantes, des données comme des partitions ou des fichiers audio avec lesquels l’équipe a nourri la machine, mais après tout l’homme travaille de la même façon. "Il n’y a jamais eu de création ex nihilo, l’être humain ne sait pas faire ça, la nature non plus", soutient-il. "Paul McCartney par exemple dit bien qu’il s’est inspiré de ‘Greensleeves’, un standard de musique classique à la guitare, pour faire ‘Black Bird’ avec les mêmes arpèges."
Jamais sans l'humain
Mais aussi intelligente la machine soit elle, François Pachet ne voit pas l’intérêt de la laisser bosser seule de A à Z. L’interaction avec un artiste en chair et en os est au cœur du processus de fabrication de l’album "Hello World". "On voulait que l’IA permette aux artistes de pousser les limites de ce qu’ils faisaient d’habitude" en proposant des styles, des sons, des rythmes ou des timbres différents et parfois inattendus. Mais à chaque fois, l’oreille humaine a eu le dernier mot "pour décider ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, car l’IA n’est pas capable de faire la différence", assure le chercheur.
"C’est comme quand vous traduisez un texte sur Google Translate : vous pouvez traduire du Proust ou traduire un e-mail d’un enfant, le système ne fait pas la différence entre le chef d’œuvre et le n’importe quoi, il ne sait pas, il s’en fout. Pour la musique c’est pareil", schématise François Pachet. D’après lui, seul un humain est capable de trouver le petit détail qui transformera une chanson en une très bonne chanson : "Il faut avoir une conscience de la société, un rapport à la communauté sociale que la machine n’a pas aujourd’hui, et n’aura à mon avis jamais."
D’autres chercheurs exploitent pourtant cette possibilité. Ainsi, l’IA Watson Beat d’IBM s’est nourrie de unes du New York Times, d’articles de Wikipédia, de tweets et de synopsis de films populaires pour composer le titre "Not Easty" – mais toujours avec une intervention humaine, celle du producteur américain Alex Da Kid.
Une nouvelle génération d'instruments
En fait, pour le directeur du Creator Technology Research Lab, l’intelligence artificielle dans la musique n’est rien d’autre qu’un instrument ou un outil qui modifiera sans doute en profondeur l’acte créatif, mais comme d’autres inventions technologiques l’ont fait avant, dit-il en citant l’invention du synthé, du piano forte, du sampler ou des boîtes à rythmes. Et ce statut d’outil balaie au passage toutes les questions de droits d’auteur : "On n’a jamais crédité un piano, un saxo ou un synthé. C’est la même chose pour l’IA. De toute façon légalement, on ne peut pas créditer autre chose qu’un être humain."
Pour chaque titre de l’album "Hello World", les droits d’auteur des morceaux appartiennent aux artistes qui ont travaillé dessus et les crédits sont formulés ainsi : "Composé par Stromae et Skygge (Benoît Carré) avec Flow Machines".
"Faire de la mauvaise musique, techniquement ça fait longtemps que c’est possible"
Après près d’une heure de discussion, on a quand même fini par poser la question fatidique à François Pachet : "Est-ce qu’un jour Spotify me proposera de cliquer sur un bouton pour générer une musique sur-mesure adaptée à mes habitudes d’écoute ?" On a bien vu dans ses yeux qu’il se disait qu’on n’avait rien compris à ce qu’il nous racontait depuis le début, mais on avait juste envie de l’entendre le dire. Pour être sûr. "Faire de la mauvaise musique, techniquement ça fait longtemps que c’est possible. Mais je ne suis pas du tout intéressé par la musique kilométrique. Comme son nom l’indique, le Creator Technology Research Lab s’intéresse à la création, et il y a un boulevard de choses à faire là."
De la musique au kilomètre générée par une intelligence artificielle, certaines start-up en font déjà leur business. Et sans s’en cacher. Ed Newton-Rex, fondateur de la jeune pousse britannique Jukedeck qui propose de la production instantanée de musiques de piètre qualité pour des fonds sonores de vidéos par exemple, déclarait au Guardian : "Est-ce qu’un jour un logiciel qui vous connaît sera capable de composer une musique pour vous endormir ? Absolument. C’est typiquement le domaine dans lequel une intelligence artificielle peut s’avérer utile."
Mais Spotify ne semble pas parti sur cette voie-là. En tout cas si la plateforme explore la création de musique kilométrique pour truster ses playlists et autres recommandations, ce n’est pas dans son Creator Technology Research Lab parisien et encore moins avec la complicité de François Pachet.
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