Depuis dix ans, l’association Fu-Jo fondée par Mouloud Mansouri monte des actions culturelles autour du hip hop dans des établissements pénitentiaires français. Pour que le rap et la prison ne se rencontrent pas que dans les clips de Booba.
"L’été dernier, on a organisé un atelier de DJing au quartier pour femmes de la maison d’arrêt de Nice. Il faisait extrêmement chaud, et tous les jours une fille entrait en pleurs à cause des conditions de détention. La surpopulation carcérale avait atteint un taux record. Elles étaient jusqu’à six dans une cellule prévue pour une personne, avec deux lits superposés et deux autres par terre. On a rallongé notre programmation pour pouvoir retourner voir les filles et leur changer les idées", se souvient Mouloud Mansouri. Avec son association Fu-Jo, qui fête cette année ses dix ans, il organise des concerts et des ateliers autour du hip hop pour faire entrer la culture en prison.
"En tant qu’ancien détenu, je sais ce que les mecs ont envie d’écouter, de voir, de faire"
Après avoir passé dix ans derrière les barreaux pour trafic de stupéfiants, cet ancien DJ aurait pu choisir de laisser loin derrière lui l’univers carcéral. Pourtant, quelques mois après sa sortie en conditionnelle, motivé par les coups de fils de ses anciens codétenus qui souffraient de leur ennui, Mouloud Mansouri a monté son association pour amener en prison "la culture hip hop sous toutes ses formes". "On n’est pas là juste pour occuper les détenus. Ma mission c’est de les faire kiffer, de leur donner une approche culturelle et surtout qu’ils se sentent représentés par les actions qu’on fait, parce que quand tu es travailleur social tu ne vas pas penser à organiser un concert de Booba ou de Fianso. En tant qu’ancien détenu, je sais ce que les mecs ont envie d’écouter, de voir, de faire", explique-t-il à Mashable FR.
Des concerts, des ateliers d'écriture et même un album
Depuis 2008, les rappeurs IAM, Kery James, Médine, Nekfeu, MHD mais aussi Grand Corps Malade, Mathieu Chedid, Zaz, Bénabar ou Cali ont participé aux concerts Hip Hop Convict dans les établissements pénitentiaires de la région Paca quand d’autres ont pris part à des ateliers d’écriture, de DJing ou de musique assistée par ordinateur avec des détenus. En 2014, Fu-Jo a même permis à trois détenus de sortir l’album "Shtar Academy" en label. "Quand le concert offre un moment de cohésion où le détenu se sent hors prison l'espace de quelques heures, les ateliers permettent à la musique d’entrer dans le quotidien du prisonnier sur un plus long terme. Et s’il est souvent plus simple de faire de la consommation musicale, les ateliers apportent un double statut aux participants : ils ne sont plus juste des détenus, ils sont aussi des musiciens", analyse Michaël Andrieu, musicologue et intervenant musical en prison, notamment auteur du livre "De la musique derrière les barreaux", pour Mashable FR.
L'accès à la culture, un droit fondamental
Le rôle de la culture, en prison comme ailleurs, est plus que primordial pour "la construction de chaque individu", insiste Mouloud Mansouri : "Ce n’est pas parce qu’on est incarcéré qu’on doit être privé de ce droit – et de nos droits tout simplement. On est censé sortir meilleur d’une incarcération. Mais si tu ne files pas les armes pour aller mieux et les moyens aux associations pour améliorer le quotidien et l’individu, tu fragilises la société. Quel que soit le délit que le mec a fait, il ressortira, alors qu’est-ce qu’on fait : on l’aide à se reconstruire, ou même à se construire car certains n’ont jamais été insérés dans la société ? Ou est-ce qu’on le met en cage, et on le rend plus féroce et plus dangereux pour la société ?"
Pour Michaël Andrieu, le processus de socialisation de l’individu grâce à la culture est "poussé à l’extrême en prison" dans le sens où, dans un groupe restreint de détenus, chacun à "l’obligation de se positionner par rapport aux autres, de se construire une identité différente".
Pourtant, dix ans après les débuts de son association, le discours de Mouloud Mansouri est amer. "Aujourd’hui en général les mecs ne sortent pas meilleurs de prison, ce n’est pas un endroit où on construit des gens meilleurs", concède-t-il. Du point de vue de cet ancien détenu quarantenaire, l’administration pénitentiaire durcit de plus en plus son regard à l’égard de ses actions. Dorénavant, les textes que les rappeurs interprètent en prison sont relus en amont, et lorsque Sofiane est la cible d’une enquête pour "entrave à la circulation" après avoir bloqué l’autoroute A3 pour le tournage d’un clip, ses concerts dans les prisons de Nice, Toulon ou Grasse sont annulés.
"Là-haut, ils nous considèrent comme une sous-culture"
Si les ministères de la Culture et de la Justice martèlent régulièrement que "la culture est un vecteur d’ouverture et d’échange (…) qui contribue à l’insertion et à la prévention de la délinquance et de la récidive (…) et à la revalorisation de l’estime de soi", comme dans cette circulaire du 3 mai 2012, Mouloud Mansouri est convaincu que le rap ne correspond pas à leur définition de la culture. "On me l’a dit, le rap pose problème. En fait, Zemmour dit ce que beaucoup de monde pense lorsqu’il nous traite d’illettrés et tout. Là-haut, ils nous considèrent comme une sous-culture. Et en plus, tu rajoutes à ça mon passé de détenu longue peine… On est encore loin de l’ère Obama qui organise des dîners avec Jay Z à la Maison Blanche !"
Si Michaël Andrieu a lui aussi été confronté aux complications sécuritaires du système pénitentiaire, comme lorsque des détenus ont mis dix mois à récupérer les enregistrements réalisés lors d’un de ses ateliers parce que chaque cellule musicale avait été vérifiée pour être sûr qu’elle ne contenait pas de code morse, le musicologue assure que "la culture n’est plus simplement vue comme du divertissement, l’impact de la culture est de plus en plus pris en considération en prison et les surveillants pénitentiaires y sont sensibilisés."
Lever des fonds pour poursuivre les actions
Reste qu’en 2017, de nombreux partenaires institutionnels ont cessé de subventionner l’association Fu-Jo, parmi lesquels la région Paca et le Conseil général du Var d’après Mouloud Mansouri. Alors pour pouvoir continuer à mettre en place des concerts et des ateliers en prison, Fu-Jo a besoin de fonds. À l’occasion de ses dix ans, l’association organise deux concerts de soutien dont les bénéfices financeront les actions à venir : l’un à la salle Pleyel de Paris le 20 février avec Nekfeu, Georgio et DJ Cut Killer, l’autre à Toulon le vendredi 4 mai avec Disiz, L.E.J. ou encore Nemir. En filigrane de ces événements, le message est simple, basique : l’accès à la culture est un droit fondamental même lorsque l’on est derrière les barreaux.
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