Bruno Le Maire a annoncé lundi un renforcement du décret Montebourg, qui permet de protéger les fleurons français des investissements étrangers, notamment chinois, dans des secteurs stratégiques comme le numérique. Explications.
L’ouverture, oui. Le pillage, non, a prévenu lundi 15 janvier Bruno Le Maire. "N’ayez aucun doute : nous sommes une nation ouverte. Mais ouverture ne veut pas dire pillage. Pillage de nos technologies, de nos compétences, de nos savoir-faire", a martelé lundi le ministre français de l’Économie, lors de ses vœux.
Le patron de Bercy a profité de ce traditionnel rendez-vous de début d’année, propice aux bonnes résolutions, pour annoncer qu’il comptait renforcer le décret Montebourg de 2014 qui réglemente les investissements étrangers pour préserver l'industrie française. Il compte l’élargir au secteur des données numériques et de l'intelligence artificielle.
Nous sommes une Nation ouverte. Mais ouverture ne veut pas dire pillage de nos technologies.
Nous compléterons le décret sur les investissements étrangers en France en élargissant :
- à de nouveaux secteurs comme le stockage des données ou l’#IA
- les modalités de sanction pic.twitter.com/PWDohJZrEK
"Un mauvais signal"
L’annonce avait beau être attendue du monde économique, - le ministre avait évoqué la mesure lors de son déplacement en Chine - elle n’a pas enchanté tous les patrons français. Agathe Pommery, co-fondatrice de CetteFamille, une start-up créée en 2016 qui développe des solutions pour mettre en contact personnes âgées et familles d’accueil, ne cache pas son inquiétude. "J’attends d’en savoir en un peu plus mais je me demande bien quelle va être la réaction des investisseurs étrangers. Je crains que cette mesure protectionniste n'envoie un mauvais signal et ne mette un frein aux opportunités de partenariats avec l’étranger."
Car la cheffe d’entreprise compte bien développer sa petite entreprise au-delà de l’Hexagone. "J’espère que la mesure ne sera pas contre-productive et ne dissuadera pas les éventuels investisseurs étrangers dont nous avons aujourd’hui besoin pour accroître notre activité. Le pire serait de les voir se détourner de la France pour des start-up étrangères, où les règles sont plus flexibles."
"Effet d’annonce"
Sarah Guillou, chercheuse à SciencesPo, directrice adjointe du Département de Recherche Innovation et Concurrence, se veut rassurante. "Cette mesure tient davantage de l’effet d’annonce que d’une mesure économique impactante, estime la chercheuse. Elle s’inscrit dans un mouvement général où chacun cherche à se protéger et renforcer les contrôles."
Un phénomène mondial de repli que d’aucuns attribuent aux affres de la mondialisation. Délocalisations en série dans les pays à faible coût de main d'œuvre, suppressions d'emploi, désindustrialisation : dans ce contexte tendu, les politiques nationales prennent les devants en se protégeant, prônant un patriotisme économique exacerbé jusqu’à la surenchère protectionniste.
Dans le sillage de l'élection de Donald Trump à la Maison Blanche, chantre du "America first" et pourfendeur des accords de libre-échange, de nombreux pays ont durci leur arsenal juridique. Les États-Unis surveillent en permanence les investissements extérieurs susceptibles de menacer la sécurité nationale dans des secteurs sensibles comme la défense, l’énergie, les transports, les télécoms ou la santé, via le Cifus (Comité de surveillance des investissements étrangers). En juillet, l’Allemagne s’est, de son côté, doté d’un appareil législatif semblable à celui du décret Montebourg. Theresa May a également fait modifier la législation britannique. Idem pour l’Australie ou le Canada.
L'Occident contre-attaque
"Ce vaste mouvement de défense s’est également crée en réaction à la politique industrielle pro-active mise en place en Chine ces dernières années", explique l’enseignante chercheuse. Avec son ambition de devenir une hyperpuissance dans le secteur des technologies, Pékin inquiète. Tant que le pays restait une puissance émergente, les pays occidentaux acceptaient certains déséquilibres comme l’absence de réciprocité pour pénétrer le marché chinois, par exemple. Mais aujourd’hui que le pays a les moyens de ses ambitions, les pays occidentaux ont durci les règles".
Il faut dire que deux exemples d’investissements chinois ont récemment échaudé les esprits. En août 2016, l’Allemagne a assisté, impuissante, au rachat de son fleuron de la robotique Kuka par le géant chinois de l'électroménager Midea. En janvier 2018, le chinois Alibaba, géant du commerce en ligne, a jeté son dévolu sur Moneygram, le spécialiste américain des paiements électroniques. La fusion à 1,2 milliard de dollars a pu être bloquée in extrémis par les autorités américaines, qui depuis se montrent plus méfiantes vis-à-vis des investisseurs chinois.
Aller plus loin
Si la France n’a encore jamais été confrontée à des offres hostiles, elle cherche, comme les autres pays, à s’en prémunir. Certains estiment même que le gouvernement doit aller plus loin en la matière. "L’annonce de Bruno Le Maire a permis de révéler une prise de conscience de l’insuffisance et des fragilités de notre dispositif", considère Olivier Marleix, député LR, président de la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle. "Désormais, le gouvernement doit étendre le décret Montebourg à d’autres secteurs, comme la sécurité alimentaire, qui va être un enjeu croissant dans les années à venir."
Mais pas seulement. Le député d'Eure-et-Loir préconise aussi davantage de transparence. "Aujourd’hui, ces décisions [concernant certains investissements étrangers, NDLR] sont prises dans le secret des cabinets et l’entre-soi de Bercy. Il s’agit pourtant d’enjeux de sécurité nationale. Le Parlement devrait être tenu informé dès l’ouverture des négociations et pouvoir assurer un contrôle. Cela éviterait les habituels effets d’annonces et les promesses non tenues."
Ne pas insulter l’avenir
Quant à savoir si le renforcement du décret Montebourg est protectionniste, l’élu ne mâche pas ses mots. "Grotesque ! Il s’inscrit dans un contexte de mondialisation et n’entamera en rien l’attractivité française. Les États-Unis ont un dispositif bien plus radical que le nôtre et jouissent d’une très belle attractivité. Ces mesures sont avant tout des éléments de régulation vitaux pour notre économie. On n’a pas le droit de brader notre patrimoine industriel".
Sarah Guillou invite toutefois chacun à la prudence. "Gare aux attitudes trop restrictives. Il ne faudra pas beaucoup d’années pour que la Chine se dote des mêmes technologies que les nôtres. Et à ce moment-là, la Chine pourrait alors se souvenir des mesures prises par la France…"