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Édouard Philippe au Havre : bon gestionnaire… et très bon communicant

Maire du Havre pendant sept ans, le nouveau Premier ministre Édouard Philippe y a laissé le souvenir d’un homme ambitieux, excellent communicant, mais qui a surtout capitalisé sur le bilan de son prédécesseur. Reportage.

Le maire du Havre, Édouard Philippe, nommé Premier ministre. Au "Deauville", la brasserie juste derrière la place de l’Hôtel-de-Ville, les clients n’ont parlé que de ça pendant des jours. Derrière son comptoir, sous un blason de la ville - une salamandre sur un brasier en souvenir du fondateur de la cité portuaire, François Ier - Noredine, le patron, résume : "Les gens sont fiers". Effectivement, du simple passant aux anciens opposants d’Édouard Philippe au conseil municipal, tous les Havrais disent leur orgueil de voir une figure locale faire son entrée à Matignon. "C’est une chance pour la ville", veulent croire beaucoup.

Ce maire, "un peu Parisien" pour les uns, "Havrais de passage" pour les autres, ils l’ont vu partir : "Il s’est servi de la mairie du Havre comme d’un tremplin. C’est quelqu’un qui a de l’ambition", commente Noredine, avant d’ajouter : "On ne peut pas le lui reprocher". Celui qui fût porte-parole d’Alain Juppé pendant la campagne de la droite et du centre se serait bien vu, affirment certains, à l’Intérieur en cas de victoire du maire de Bordeaux… pour mieux se lancer dans la course à l’Elysée en 2022. L’élimination de Juppé à la primaire, l’affaire Fillon et la victoire de Macron ont forcément bouleversé ses plans, mais pas sa trajectoire. Loin du Havre.

"C'est une période de ma vie qui s'achève, et une autre qui s'ouvre", a déclaré Édouard Philippe lors du conseil municipal extraordinaire qui s’est tenu dimanche 28 mai et au cours duquel il a passé la main à son premier adjoint LR, Luc Lemonnier. Une passation de pouvoirs à mi-mandat qui en rappelle une autre : en octobre 2010, c’est Antoine Rufenacht, alors âgé de 71 ans et figure tutélaire de la droite havraise, qui laissait son écharpe de maire à Édouard Philippe, offrant ainsi sur un plateau un mandat local de premier plan au lieutenant d’Alain Juppé. Et celui qui avait ravi la ville en 1995, après trois décennies de mandats communistes, était d'ailleurs présent au conseil municipal extraordinaire qui a officialisé le départ du Havre d’Édouard Philippe. Et les témoins sont formels : lors de ce passage de flambeau entre son successeur et le successeur de son successeur, devant une assemblée certes plutôt de droite, Antoine Rufenacht a été plus applaudi que celui qui est désormais Premier ministre.

"Peut-être qu’il n’a pas eu le temps de laisser sa marque"

L’anecdote est révélatrice : pour les Havrais, Antoine Rufenacht est celui qui a transformé leur ville et l’image qu’ils en avaient, avec ce slogan, notamment, lors de la campagne municipale de 2001 : "Soyons fiers d’être Havrais". Celui aussi qui avait préféré sa mairie du Havre à un portefeuille ministériel sous Chirac. Édouard Philippe n'est "que" celui qui lui a succédé . "Le tramway, le stade Océane, la rénovation d’entrée de ville… Édouard Philippe a inauguré à 90 % des projets initiés par son prédécesseur", juge Matthieu Brasse, conseiller municipal PS. "Édouard Philippe a hérité d’une rente : il a brillamment géré en encore plus brillamment communiqué sur tout ce qu’a initié son prédécesseur", estime, de son côté, Alexis Deck, conseiller municipal EELV du Havre, avant de concéder : "Peut-être qu’il n’a pas eu le temps de laisser sa marque".

Qu’en dit Antoine Rufenacht ? Rencontré en marge d’une réunion publique de la candidate LR-UDI dans la 7e circonscription de Seine-Maritime, l’ancien élu n’est guère loquace au sujet de son ancien adjoint. Son bilan à la mairie du Havre ? "Il pourrait être mon fils", élude-t-il. Sa nomination à Matignon ? "C’est son choix… Je reste fidèle aux Républicains." "Il a été maire pendant 7 ans, j’ai été maire pendant 15 ans", finit-il par lâcher.

Au-delà du maire, Édouard Philippe, l'homme, semble susciter une certaine sympathie : il y a cet opposant qui le tutoie et cette serveuse dans le café où il avait ses habitudes qui décrit "quelqu’un de très simple", sans table attitrée et "qui ne faisait pas son politique" quand il buvait son café ou mangeait son croque-monsieur. Les plus durs, au conseil municipal, croient deviner "quelqu’un de très austère mais qui a beaucoup travaillé sa com’ et son humour, quelque chose qui ne lui est pas naturel au départ". La conseillère PCF Nathalie Nail remarque : "Il ne va jamais au clash. Au conseil municipal, quand on le prend en défaut, il change de sujet, use de la dérision ou se met à parler sans fin pour noyer le poisson."

Les talents de communicant de l’ancien directeur des relations publiques d'Areva mettent, en tout cas, tout le monde d’accord. Dans le documentaire "Mon pote de droite" de Laurent Cibien, Édouard Philippe explique, mi-sérieux, mi-ironique, pourquoi il a voulu que le tramway traverse l’esplanade de l’Hôtel-de-Ville : pour que les usagers passent devant la mairie… et se souviennent à qui ils le doivent. Communiquer, toujours communiquer, quitte parfois à arranger la réalité : "Lorsque le stationnement dans la ville a augmenté de 50 %, il a fait inscrire sur les horodateurs : ‘La ville vous offre le stationnement le midi’… sauf que cela avait toujours été gratuit", raconte ainsi Nathalie Nail.

Des projets culturels de "bobo de droite" qui ont séduit l'électorat de gauche

Les plus grandes réalisations du maire Édouard Philippe ? La rénovation de la bibliothèque Oscar Niemeyer installée dans le "Petit Volcan" en béton brut imaginé par l'architecte brésilien, le plan lecture, le festival de littérature "Le Goût des autres" et la rénovation du quartier Danton, dans le cœur historique du Havre, semblent faire consensus… Même si ses détracteurs relèvent, une fois encore, que la plupart de ces projets étaient déjà dans les tuyaux du temps d’Antoine Rufenacht. Celui qui se revendiquait encore il y a peu sur le perron de Matignon comme un "homme de droite" a particulièrement investi le champ de la culture, une thémathique plutôt marquée à gauche, contribuant à lui donner une image de "bobo de droite". Une orientation calculée, selon l’élu municipal PS Matthieu Brasse : "Il a très bien compris que pour gagner, il fallait capter d'un tiers à la moitié de l’électorat socialiste". En 2014, sous l’étiquette UMP, Édouard Philippe a été élu dès le premier tour des élections municipales avec 52,04 % des voix.

Si le maire du Havre a cultivé une approche de "bobo" sur les projets à caractère culturel, sur le plan environnemental, "il a une vision ancienne et productiviste", regrette le seul élu EEVL du conseil municipal. Alexis Deck raconte : "Il m’a toujours dit qu’entre l’environnement et l’emploi, il choisirait l’emploi". De fait, lorsqu’à l’été 2016, dans le cadre du projet de Programmation pluriannuelle de l'énergie, la ministre de l’Écologie Ségolène Royal annonce la fermeture des cinq centrales à charbon de France, dont celle du Havre, Édouard Philippe est le premier élu local à monter au créneau pour dénoncer "un mauvais coup porté et à l’emploi sur le territoire havrais". "Pourtant, la centrale dégage chaque année, en plein centre-ville, des milliers de tonnes d’oxydes d'azote, de dioxyde de soufre et de dioxyde de carbone", pointe Alexis Deck. Finalement, Ségolène Royal accordera un sursis à horizon 2035 à la centrale thermique EDF dont les deux cheminées sont l'un des symboles de la ville. Alors que le candidat Emmanuel Macron s’est déclaré favorable à la fermeture de toutes les centrales à charbon de France durant son quinquennat, Alexis Deck s’interroge : "Édouard Philippe va-t-il devoir défaire au niveau national ce qu’il a fait au niveau local ?"

La même question se pose d’ailleurs sur le canal Seine-Nord, ce projet gigantesque long de 107 km, entre Compiègne et Dunkerque-Escaut. Le député-maire du Havre a battaillé contre ce projet à cause de la concurence qu'il représentait pour "son" port, le premier en France pour le trafic de conteneurs, un port qui se veut le "port naturel de Paris".

Le Havre reste une ville dont on part

Dans cette ville longtemps sans classes moyennes, le manque de sièges sociaux et le chômage, qui frôlait en 2016 les 13 %, restent de gros enjeux économiques. Malgré sa transformation, Le Havre est une ville dont on part, avec 1 000 départs par an depuis 1975, selon une étude de l’Insee de 2014. Comme deux des trois enfants de Noredine, ingénieurs, qui ont dû aller chercher du travail à Paris et à Lille. Il y a aussi ceux qui vont travailler à Rouen, l’éternelle concurrente. Selon le conseiller municipal PS, Mathieu Brasse, "Édouard Philippe est passé à côté de la politique de reconversion de l’industrie, moins présente qu’il y a 15 ans" avec, notamment, "une politique foncière pas favorable au tertiaire". Sur le plan économique, il voit clairement en Édouard Philippe un libéral : "Lorsqu’une affaire de détournement de fonds a éclaté dans les régies de stationnement de la ville, quelle a été sa réponse ? Il en a transféré la gestion au privé", dénonce l’élu.

"Le commerce de proximité n’était pas sa priorité", analyse également Jean-Luc Picard, co-président de la Fédération LH Shopping. Et quand un commerçant l’alerte sur la désertification des commerces de proximité dans le centre-ville, à cause des grands centres commerciaux en périphérie, Édouard Philippe lui répond : "Il y a des commerces qui ferment, d’autres qui ouvrent". Un autre commerçant, situé près des Halles, livre son analyse : "Il porte bien le costume de Premier ministre. En fait, je crois qu’il n’était pas fait pour être maire. Je pense que s’il y a un bilan positif d’Édouard Philippe, il est à venir".