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Cannes, jour 2 : vieux Festival cherche âme d'enfant

Le mélo américain "Wonderstruck" et le drame russe ultra-plombant "Loveless" font leur entrée en compétition autour d'une trame quasi-similaire sur l'enfance. L'occasion pour le Festival, qui fête sa 70e édition, de faire une cure de jouvence.

Si tu es critique cinéma et que tu n'as encore jamais décrit un film comme "une puissante allégorie annonciatrice de l’Amérique trumpienne" ou "une chronique désespérée de la Russie poutinienne", c'est que tu as raté ta vocation (et ta vie, carrément). Heureusement qu'il y a le Festival de Cannes qui, en ce premier jour de compétition, a facétieusement décidé de programmer coup sur coup un long-métrage américain et un long-métrage russe. L’occasion donc de placer Donald Trump et Vladimir Poutine dans un même article. Voilà qui est fait.

Las, le joli "Wonderstruck" de l’Américain Todd Haynes fait bien peu écho à la politique américaine actuelle. À moins de se lancer dans d’acrobatiques contorsions socio-culturelles, il nous sera bien difficile d’y déceler une critique acerbe des États-Unis d’aujourd’hui. Tout simplement parce que le film se passe en des temps où Donald Trump n’était encore personne (et Twitter inexistant). L’ambition de Todd Haynes n’est d’ailleurs pas là.

Ce qui importe au cinéaste, c’est de célébrer, pas de dénoncer. Son truc à lui, c’est le mélo. Il en a réalisé de magnifiques. "Loin du paradis" et "Carol" (en compétition il y a deux ans) comptent parmi les plus beaux réalisés ces dernières années. Avec son nouveau film, Todd Haynes quitte le monde des adultes et de leurs amours impossibles pour celui de l’enfance et de ses rêves démesurés (coucou Steven Speilberg !).

"Wonderstruck" suit la fugue, à deux époques différentes, de deux enfants sourds qui, malgré les 50 ans les séparant, vont voir leur destin se nouer. Enfant de divorcés, Rose (Millicent Simmonds) est une petite fille de 1927 qui fuit l’autorité de son père pour rejoindre sa mère, actrice de cinéma muet à New York (Julianne Moore). Ben (Oakes Fegley) vit en 1977, sa mère (Michelle Wiliams) l’élève seule dans un chalet du Minnesota. Peu de temps après la mort de cette dernière, le garçon s’enfuit pour New York où, croit-il, il pourra retrouver son père.

L’histoire est tirée d’un roman de Brian Selznick, l’auteur du conte "Hugo Cabret" qui avait lui-même été adapté au cinéma (par un Martin Scorsese en petite forme). On en retrouve d’ailleurs les thèmes : la quête d’amour parental, le pouvoir de l’imagination et la cruauté du monde adulte. Sur la forme, "Wonderstruck" se révèle très audacieux pour un mélo infantile. Dans sa première heure, tout du moins, où le noir et blanc de l’époque 1927 côtoient, par un montage virtuose, les couleurs ultra-saurées des années 1970. Où la bande-son du cinéma muet se confronte, sans jamais jurer, aux rythmes du funk. La puissance de la mise en scène atteint son apogée lorsque le récit abandonne progressivement la parole pour se transformer en un film quasi muet, où la même trame dramatique se décline en deux époques différentes. Le résultat est hypnotisant.

À cette première partie succède une seconde, plus classique, comme insidieusement rattrapée par les codes hollywoodiens de la fiction dont les enfants sont les héros. L’émotion semble plus forcée, les ficelles plus grosses (on a trouvé l’histoire d’amitié entre Ben et Jamie, son nouveau compagnon d’aventure, un peu gnan-gnante, c’est grave, docteur ?). En clair, la magie se dissipe quand la parole reprend ses droits. Il faudra attendre la séquence finale où "Wonderstruck" subit une ultime mue proche du film d’animation pour que le charme agisse de nouveau.

Ce que réussit le mieux Todd Haynes reste clairement ce travail de reconstitution des New York d’autrefois. Dans le sublime "Carol", c’était la Grosse Pomme des années 1960 qu’il magnifiait. Dans "Wonderstruck", c’est celle des années 1920 et 1970 qu’il restitue brillamment, érigeant son statut de cinéaste à celui de témoin d’une histoire commune révolue. Pas étonnant que les librairies et les musées soient, dans son film, les lieux où finissent par converger les jeunes fugueurs. Pour le réalisateur, il ne s’agit pas d’exalter l’esprit conservateur le plus réactionnaire mais de célébrer ces temples du savoir et de la mémoire collective où l’enfance trouve naturellement refuge. Parce qu’ils sont un territoire propice à l’émerveillement. Un peu comme la Croisette, finalement.

On ne le répétera jamais assez : le Festival célèbre cette année sa 70e édition. Entre la sélection Cannes Classics et les séances honorant les réalisateurs qui ont compté dans l’histoire de Cannes (André Téchiné, Roman Polanski, David Lynch, Abbas Kiarostami…), on ne compte plus les opérations spéciales de cette édition anniversaire. L’ambiance - youhou, tralala - est donc à la fête. Mais, comme dans toute grande famille, il y a toujours quelqu’un pour venir plomber les réjouissances.

Le trouble-fête du jour s’appelle Andrey Zvyagintsev. Forcément, quand on arrive sur la Croisette avec un film appelé "Loveless" (littéralement "sans amour"), ce n’est a priori pas pour amuser la galerie. En 2014, le réalisateur russe avait séduit le Festival avec "Leviathan", dont l’humour dopé à la vodka permettait de faire passer la dureté du propos. Ici, point de gaudriole. Dès le début, les plans fixant les paysages enneigés de la banlieue moscovite donnent le ton. Attention, film grave.

Fait amusant, comme "Wonderstruck", "Loveless" raconte l’histoire d’un enfant fugueur. Mais, cette fois-ci, du point de vue des parents. Aliocha – c’est le nom du garçon – s’est enfui parce que ses géniteurs, en instance de divorce, sont trop accaparés par leurs petites querelles de petits bourgeois pour lui témoigner une quelconque affection. Et voilà que la disparition du petit, plutôt que de souder le couple, exacerbe les tensions et donne lieu à des confessions déconcertantes, notamment de Zhenya, la mère, qui avoue n’avoir jamais désiré son enfant. Boris, le père, ne fait pas davantage preuve d’amour filial, tout occupé qu’il est à gérer sa carrière et sa nouvelle vie avec Masha (laquelle se fiche comme d’une guigne du petit Aliocha).

De bout en bout, "Loveless" assume son titre. L’effet recherché étant de créer un choc entre la froide insensibilité des protagonistes (les parents, la grand-mère, les policiers, les professeurs…) et l’urgence de la situation (un enfant est quand même livré à lui-même dans le frimas de l’hiver russe). Bref, on comprend vite les intentions de Zvyagintzev : dénoncer le narcissisme d’une société russe peu encline à l’empathie. Et il y va avec la hargne de ces réalisateurs, d’Europe de l’Est notamment, qui ont des comptes à régler avec leur pays. Les personnages mis en scène y sont de détestables égocentriques toujours prompts à faire des selfies mais totalement imperméables aux bruits du monde (ah ! ces scènes où la radio et la télé déversent leur flot de mauvaises nouvelles dans l’indifférence générale). Ne cherchez pas, il n’y a rien à sauver chez mes concitoyens, nous assène le cinéaste russe qu’on a connu plus finaud.

Reste la mise en scène, luxueuse. Alors, certes, l’image est souvent magnifique, les cadres élégamment composés et les mouvements de caméra à l’économie, mais à quoi bon ? Lorsqu’on a que du mépris pour ses personnages, difficile de susciter l’intérêt. Dommage.