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Nos souvenirs et nos relations sont contenus dans ce petit objet qu’on ne quitte plus : le smartphone. Lentement, il s’est fait une place dans les jeux vidéo et ouvre une nouvelle fenêtre sur la narration : bienvenue dans les "jeux du réel".

Chaque jour, nous touchons notre smartphone au moins de 2 600 fois. Il s’est greffé à nos mains. On pianote, on écrit sans cesse. Désormais, l’objet se fait aussi sa place dans les jeux vidéo.

Certains jeux utilisent le smartphone comme l’interface où toute la narration se construit, où l’aventure se déroule. Son utilisation permet ainsi de créer des fictions interactives et intimistes. Les jeux capturent le design, la sensation et le sens des messages envoyés par téléphone : on souffre, on aime et on pleure comme lorsqu’on écrit à sa petite amie, sa grand-mère ou son banquier.

Enterre-moi, mon amour, mais pas par SMS

Ils fuient les combats, la misère et, bien souvent, sont forcés de quitter leurs familles. Les migrants et réfugiés atteignant le sol européen ont vécu une odyssée tragique et solitaire, parsemée d’embuches et de difficultés. Seul lien avec leurs proches : le smartphone.

"Tous les registres de l’émotion passent maintenant par message et c’est ça qui nous intéressait."

Le 29 mars, le studio de développement de jeux vidéo indépendant The Pixel Hunt, basé à Paris et spécialisé dans les newsgames – ces jeux qui veulent faire de l’information par l’interactivité – a annoncé le lancement de sa nouvelle œuvre : "Burry Me, My Love" ou "Enterre-moi, mon amour", qui doit paraître en juin prochain sur iOS et Android. "EMMA", selon l’acronyme consacré, a été créé en collaboration avec le studio de design numérique Figs.

Le jeu raconte l’aventure de Nour, une jeune femme fuyant la Syrie en guerre. Elle laisse derrière elle son compagnon Majd, forcé de rester dans sa ville de Homs pour prendre soin de parents âgés. Le rôle du joueur – qui incarne Majd – est d’apporter un soutien émotionnel ou des conseils pratiques à Nour. L’ensemble du gameplay se déroule par envoi de messages, sur une application similaire à WhatsApp. A-t-elle réussi à franchir telle frontière ? S’est-elle faite agresser ? Comment se sent-elle ?

"La forme s’est complètement imposée à nous. Lorsqu’on a lu l’article du Monde qui mettait en forme le quotidien de migrants par l’envoi de SMS, on a découvert à la fois la vie d’une personne arrivant en Europe et le rôle des smartphones pour les migrants. À quel point c’est crucial pour eux, cette possibilité d’obtenir des informations, de se tenir au courant ", explique Florent Maurin, ancien journaliste et créateur de The Pixel Hunt, joint par Mashable FR. "Une autre raison, c’est celle de l’intimité : c’est un mode de communication que tout le monde pratique, dans tous les domaines. Les échanges professionnels, les conversations amoureuses ou les discussions entre potes, tout se déroule via un fil WhatsApp ou des DM sur Twitter. Tous les registres de l’émotion passent maintenant par message et c’est ça qui nous intéressait."

La temporalité IRL adaptée au jeu vidéo

Votre smartphone raconte votre vie. Il dit votre réalité. Comme le rappelait The Verge, de nombreux jeux utilisent l’interface du téléphone pour donner un sentiment de proximité avec les personnages. "Catherine" (2011) était un des premiers à utiliser ce type de gameplay, en plongeant le joueur dans les histoires scabreuses d’un trio amoureux. Des années plus tard, "Emily is Away" (2015) reprenait le design d’une application de messagerie, en suivant deux étudiantes maintenant une relation longue distance sur un service à l’ancienne, type MSN.

En 2015, "Lifeline" faisait également grand bruit dans le petit monde du jeu mobile. C’est une aventure textuelle par SMS où l’on doit conseiller un astronome bloqué sur la Lune. L’attente et les choix multiples constituent véritablement la force de ce jeu. Imaginez-vous dire au personnage, prénommé Taylor, de se rendre à un endroit précis pour trouver des ressources. Si le trajet doit prendre deux heures dans le jeu, celui-ci prendra également deux heures IRL. Et dans ce laps de temps, beaucoup de choses peuvent arriver à Taylor.

Dans "Bury Me, My Love", inspiré par "Lifeline", The Pixel Hunt a repris ce processus temporel, avec une petite différence : le temps sera divisé par trois. Si une action prend neuf heures de temps pour Nour, elle en prendra uniquement trois IRL. Mais l’idée est là : il s’agit de s’ancrer, le plus possible, dans une situation réaliste.

Les "jeux du réel", un concept en progression

Dans un article de blog, Florent Maurin a conceptualisé sa définition des "jeux du réel" et ce qui les différencie des newsgames purs et durs.

"Un jeu vidéo peut faire directement référence au réel. Il peut décrire ce réel en proposant la modélisation crédible de ses mécaniques. En nous permettant de manipuler cette représentation, le jeu nous amène à adopter un point de vue qui n’est pas habituellement le nôtre. Cet exercice intellectuel, qui est notamment possible dans le monde du jeu, car les conséquences de nos actes n’y sont jamais irréversibles, nous fait grandir. Cet apprentissage, nous l’emportons avec nous à notre retour dans le réel", explique-t-il.

"On voulait aussi aider les personnes LGBT très jeunes, qui n’ont pas encore la force de s’assumer",

On comprend que, contrairement aux newsgames, les "jeux du réel" ne doivent pas s’attacher à un fait d’actualité ayant eu lieu, à une heure et un lieu existant. Ils manipulent des situations réalistes pour donner à voir, à comprendre un concept. Dans cette quête, l’utilisation du smartphone offre une expérience narrative intime, propre à nous toucher, à nous connecter directement à l’esprit du personnage.

"A Normal Lost Phone" : faire comprendre les thématiques LGBT

Récemment, un autre jeu a fait le choix d’utiliser le téléphone pour raconter une réalité. La version définitive de "A Normal Lost Phone", disponible sur iOS, Android et sur Steam, est paru à la fin du mois de janvier dernier. Le pitch : vous trouvez un téléphone dans la rue. Pour découvrir qui en est son propriétaire, vous allez devoir explorer son contenu. Dans l’idée, c’est aussi simple que ça. Mais en réalité, on est emmené à farfouiller dans l’intimité du jeune détenteur du téléphone, de l’ensemble de ses messages envoyés et reçus. On fouille même son appli de dating. Et évidemment, le joueur se retrouve constamment partagé entre l’envie de résoudre l’enquête et une forme de voyeurisme malsain.

Les développeurs du studio Accidental Queens ont d’abord fait le choix de la forme pour raconter cette histoire. "On s’est dit qu’on allait raconter une histoire en passant par le téléphone. Et ensuite on s’est demandé : ‘Quelle histoire ?’", affirme Elizabeth Maler, scénariste du studio, jointe par Mashable FR. Pourquoi ? Parce que "A Normal Lost Phone" a été créé lors de la "Global Game Jam", un hackaton de quelques jours pour créer un jeu vidéo. Le thème était "rituel" et, de nos jours, quoi de plus rituel que l’utilisation de son smartphone ?

Dans ses fonctionnements de puzzle narratif, notamment inspiré par "Her Story", "A Normal Lost Phone" aborde beaucoup de thématiques profondes : la transidentité, l’homophobie, la quête de soi à l’adolescence et le regard des autres. Le but étant de donner une dynamique pédagogique sur les questions LGBT.

"On faisait un jeu qui s’adressait à la fois à des personnes qui ne connaissent ou ne s’intéressent pas au sujet. On voulait les sensibiliser, leur donner une meilleure connaissance de cette question. Mais on voulait aussi aider les personnes LGBT très jeunes, qui n’ont pas encore la force de s’assumer", explique Elizabeth Maler. "A Normal Lost Phone", avant sa date de sortie définitive, a été testé par de nombreuses personnes : proches des développeurs, inconnus, personnes de la communauté LGBT. "On leur demandait de raconter l’histoire avec leurs propres mots. En fonction des mots utilisés pour parler de Sam, on comprenait comment les personnes percevaient les thématiques LGBT après avoir joué au jeu", conclut Elisabeth Maler.

Le réel défini par ceux qui le vivent

De la même manière que Elizabeth Maler et l’équipe d’Accidental Queens ont choisi de faire tester "A Normal Lost Phone" à des personnes proches des thématiques abordées, The Pixel Hunt est aidé par une "consultante", connaissant les problématiques des migrants. Ils ont été mis en contact avec Dana, la migrante dont l’histoire était racontée par Le Monde.

"Elle relit tout ce qu’on écrit. Elle commente, modifie, explique ce qui est crédible ou ne l’est pas. On lui a fait relire un extrait avec des passeurs récemment, où Majd conseillait à Nour de trouver un passeur ‘digne de confiance’. Elle a tiqué de suite et nous a expliqué que ça n’existe pas, que personne ne pense sérieusement qu’un passeur est digne de confiance", continue Florent Maurin.

"Ce que donnent à voir ces jeux vidéo utilisant le smartphone comme interface, c’est une vision politique assumée"

Replica (2016), un jeu sud-coréen récompensé par de nombreux prix, plonge le joueur dans le téléphone d’un inconnu. C’est celui d’un terroriste. Pour prouver votre innocence, vous devrez livrer à un gouvernement fictif les secrets contenus dans l’appareil. Ce qui est intéressant, c’est que le jeu a été influencé par une loi antiterroriste de mars 2016, permettant au gouvernement coréen de piocher dans les données des internautes.

Selon Somi, développeur du jeu, le contexte politique des joueurs ont eu une influence sur la réception du jeu. "La plupart des joueurs dans mon pays et dans d’autres, comme la Chine ou la Turquie, ont trouvé que le Replica donnait un vrai sentiment de réaliste", a-t-il expliqué à The Verge. "Tandis que beaucoup de commentaires venant d’Amérique ou d’Europe disent que Replica est trop enfantin, même s’il parle de problèmes réels."

Le smartphone passe les frontières

Finalement, ce que donnent à voir ces jeux vidéo utilisant le smartphone comme interface, c’est une vision politique assumée. Tous les jeux sont politiques et ont, comme les films, nécessairement un ancrage dans la réalité. De "Battlefield" à "Zelda", en passant par "Assassin’s Creed" ou "Journey", ils portent une vision du monde, de son histoire et de sa réalité.

Ce qui différencie sans doute les "jeux du réel", c’est une vision politique assumée, un aperçu choisi du monde contemporain. La forme (le smartphone) et le fond (les thématiques LGBT ou le parcours des migrants) cherchent à s’allier pour offrir une expérience proche de la "vraie vie", grâce à la vision de ceux qui la vivent. Tout le spectre des questions sociétales et politiques actuelles y est abordé : les migrations, l’intégration, la guerre, le terrorisme. En ce sens, le smartphone devient une interface sans frontière, compréhensible pour tous les joueurs, et qui donne à voir notre quotidien.

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