Jusqu'au 9 avril, l'exposition "Huellas de la memoria", à Paris, revient sur le phénomène des disparitions forcées au Mexique. En 10 ans, 30 000 personnes ont disparu, laissant des proches dans une quête sans fin.
Quarante paires de chaussures suspendues au plafond. Des bottes, des sandales, des tongs. Sous chaque semelle, gravé sur fond vert, une histoire, celle d'un proche d'une victime de disparition forcée au Mexique. Une mère, un père, un frère, une sœur ou bien un fils qui cherche désespérément un être aimé.
Devenue un véritable fléau dans ce pays d'Amérique du Nord, la disparition forcée concerne toute personne arrêtée ou détenue, enlevée ou privée de toute autre forme de liberté par des agents de l’État ou assimilés, et dont les autorités dissimulent le sort.
À Paris, l'espace artistique DOC accueille jusqu'au 9 avril l'exposition intinérante "Huellas de memoria" (Traces de la mémoire). L'initiative d'un collectif du même nom pour sensibiliser les Européens à l'ampleur du phénomène. Selon le gouvernement mexicain, 30 000 personnes ont ainsi disparu depuis 2006 et le début de "la guerre contre les cartels". Un chiffre qu'Amnesty International estime toutefois sous-évalué.
María de Jesús Tlatempa a une histoire à raconter. Son fils, José Eduardo, a disparu de l'École normale rurale d'Ayotzinapa, avec 42 de ses camarades étudiants enlevés en septembre 2014, dans l'État du Guerrero, dans le sud du Mexique. L'histoire a fait la une des journaux de toute la planète. Un drame parmi tant d'autres au Mexique : les disparitions forcées sont monnaie courante. "En 30 mois, jamais notre gouvernement ne nous a aidés ou dit la vérité", affirme la mère du disparu dans une colère sourde. "Nous sommes des gens simples, humbles. Entrer à l'École normale rurale était un privilège et l'espoir d'une vie meilleure pour mon fils et ses camarades. Mais, on leur a enlevé leur droit à ce futur. L'armée ne les a pas protégés, le gouvernement les a diffamés en disant qu'ils appartenaient au crime organisé. Les autorités au Mexique violent les droits de l'Homme : combien de temps cela peut continuer ainsi ?"
"Vivants ils les ont emmenés, vivants nous les voulons"
La mère de famille, qui est avant tout à Paris pour apporter son témoignage, remet en cause l'enquête du gouvernement, la "vérité historique" selon les mots de l'ancien ministre de la Justice, Jesús Murillo Karam. Cette "vérité", elle réduit l'histoire des étudiants disparus à un "simple" drame local. Enlevés par la police municipale d’Iguala, les 43 jeunes auraient ensuite été brûlés dans une décharge par un cartel local, les Guerreros Unidos.
"Nous ne pouvons accepter la 'vérité historique'", explique María de Jesús Tlatempa avant de rappeler que la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a publié un rapport de 500 pages démontrant qu'il y aucune preuve scientifique à cette version. "Jose Torero, un expert de l'université de Mexico (Unam) a démontré qu'il était impossible d'avoir atteint une température suffisante pour brûler les corps cette nuit-là", assène-t-elle. "Les autorités affirment que les portables ont été brulés avec les victimes, mais ils sonnaient encore quand on tentait désespérément de les joindre dans la nuit et le jour d'après leur disparition."
"Le gouvernement ne veut pas que nous sachions la vérité", dénonce la mère de José Eduardo. "Avec les autres parents des disparus nous sommes là pour dire "Ya Basta" ! Il y en assez de ces pratiques et de ces violences. Nous voulons la justice, nous voulons la vérité et surtout vivants ils les ont emmenés, vivants nous les voulons", conclut-elle reprenant le slogan du collectif fondé par les parents des disparus d'Ayotzinapa.
Pour diffuser ce message le plus largement possible, le collectif "Huellas de la memoria" a scindé son œuvre en plusieurs expositions pour alerter un maximum de personnes sur la situation mexicaine. Les chaussures de María de Jesús Tlatempa ne sont d'ailleurs pas exposées à Paris, mais au Pays de Galles. Elle les suit, de loin. Et au gré des déplacements, elle rencontre des politiques et des hauts fonctionnaires pour les alerter sur la situation. Fin mars, Jeremy Corbyn, le chef de l'opposition travailliste au Royaume-Uni l'a écoutée. En France, c'est Marie-Laure Fages, secrétaire nationale du Parti socialiste en charge des droits de l'Homme. Vendredi 7 avril, ce sera au tour d'Emmanuel Decaux, le président du Comité des disparitions forcées de l'ONU.
#Mexique mère #Ayotzinapa reçue @MLFages SN PS #DH avec @ParisAyotzi @rcdo10 @huellasmemoria @amnestyfrance pic.twitter.com/JKXDq5SaNh
— Genevieve Garrigos (@g_garrigos) 3 avril 2017Alfredo Lopez Casanova, sculpteur et fondateur du collectif à l'origine de "Huellas de la memoría", explique à France 24 comment est née cette exposition : "L'idée nous est venue en 2013, le 10 mai, qui est le jour de la fête des mères au Mexique", explique-t-il. "Ce jour-là, il y avait une manifestation de mères de disparus. Elles nous ont dit 'aujourd'hui ce n'est pas une fête ! Nous n'avons rien à célébrer !'. En observant les chaussures de ces mères, nous nous sommes dit qu'elles représentaient toute la diversité d'une détresse pourtant partagée dans tous le pays. Chaque paire représente les pas des familles à la recherche de leur être aimé".
Le projet est exposé une première fois en mai 2016 au Mexique. "Les paires de chaussures et les histoires ont continué à affluer", raconte Alfredo Lopez Casanova. "Des paires symbolisant des disparitions récentes mais aussi des cas remontant aux années 70 et à la 'guerre sale' mexicaine."
Au DOC, les chaussures sont accrochées de manière chronologique par rapport aux dates de disparition et reflète la diversité de l'origine géographique des participants : les États du Michoacán, de Guerrero, de Chihuahua, de Jalisco... le problème est national, voire international. Sont également présentées des chaussures envoyées par une mère guatémaltèque et une autre hondurienne, dont le fils, parti pour un avenir meilleur vers les États-Unis, a été enlevé au Mexique. "Nous voulons que ces chaussures soient une fenêtre ouverte sur le Mexique afin d'alerter sur ce qui s'y passe", résume Alfredo Lopez Casanova.
L'ONG Amnesty International alerte régulièrement sur le problème des disparus au Mexique : "Il faut savoir que les familles des victimes ne reçoivent aucune assistance de l'État, explique Geneviève Guarrigos, responsable des Amériques au sein d'Amnesty France, contactée par France 24 . "Les chiffres officiels des disparitions sont aujourd'hui sous-évalués car les familles sont empêchées de signaler les disparitions, quand elles ne sont pas menacées ou stigmatisées pour les avoir dénoncées. Aujourd'hui, un des seuls recours dont elles disposent est de s'organiser entre elles, en association, comme les parents des disparus d'Iguala, afin de se soutenir et chercher leurs enfants. Ils tentent de les retrouver vivant ou, malheureusement, s'attèlent à rechercher des fosses communes."
"Si le Mexique veut en finir avec les disparitions forcées, il faut qu'il parvienne à mettre fin à la collusion entre crime organisé et autorités d'une part, et à l'impunité d'autre part", reprend-t-elle. Plus le temps passe, plus la violence explose. L'an dernier, on recensait 36 000 homicides sur le territoire. Parallèlement, c'est la peur qui gagne la population. Elle ne veut plus signaler les disparitions par crainte de représailles, ou manifester pour réclamer justice. Ce serait pourtant le pire des scénarios."
La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées créée en 2006 a été ratifiée par le Mexique en mars 2008 : "La convention se saisit des cas mexicains comme celui d'Ayotzinapa mais cela prend du temps, il faut que les familles se battent pour que leur combat reste visible et reste à l'agenda, explique Geneviève Guarrigos. Et pour cela, chaque pas comme ceux de "Huellas de la memoria" compte.