Malgré la crainte des autorités, Bombay n'a pas été frappée par des mouvements de violences, en guise de représailles, envers les musulmans. La ville reste en état d'alerte, et les spécialistes pensent que la partie est loin d'être gagnée.
"On peut dire que je suis inquiet comme tous les habitants de Bombay", déclare ce marchand de fripes de 32 ans. "Mais ce n’est pas parce que je suis musulman, ça n’a rien à voir là-dedans. Parce qu’il est clair que ces terroristes n’étaient pas des musulmans. Nos imams nous l’ont clairement dit."
Peu après qu’il ait été établi que les attaques du 26 novembre étaient l’œuvre de combattants islamistes, de nombreux spécialistes de l’Inde, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ont craint une réaction violente contre les musulmans indiens. Mais cette peur ne s’est pas concrétisée, ou du moins pas encore.
Pour Burhanuddin Qasmi, directeur du centre de recherche et d’éducation Markazul Ma’arif, ce n’est pas une surprise. Pour cette voix importante de la nouvelle génération de leader de la communauté musulmane, "il s’agit d’une attaque étrangère, qui n’a rien à voir avec les Indiens musulmans ou avec les violences entre musulmans et hindouistes. On a pu s’en rendre compte dès les premières heures qui ont suivi l’attaque, on a pu réaliser cela."
L’Inde est familière des violences entre les communautés hindouiste, majoritaire, musulmane, qui représente environ 15 % du milliard d’habitants qui peuplent ce pays.
Depuis la destruction, par des extrémistes hindouistes, de la mosquée de Babri dans le nord de l’Inde en 1992, une série macabre d’attaques et de revanches a opposé les deux communautés dans diverses zones du pays.
Les pires violences intercommunautaires qu’ait connu Bombay ont eu lieu après la destruction de la mosquée Babri, pendant une brève révolte des musulmans. Les hindouistes ont réagi contre ce soulèvement en janvier 1993, ce qui en retour a provoqué les attaques à la bombe de mars 1993, qui auraient été commanditées par une mafia à prédominance musulmane. Plus de 2 000 personnes ont trouvé la mort au terme de ce cycle de violence.
"Un grand pas, un pas très important"
La population musulmane devrait être en état d’alerte ces jours-ci, de même que les services de sécurité.
D’une part, la ville se remet à peine de la pire attaque terroriste perpétrée par des combattants islamistes qu’elle ait jamais connue. Et d’autre part, ont lieu les 16e commémorations de la destruction de la mosquée de Babri, pour lesquelles des mesures de sécurité renforcées ont été prises. Au début de la semaine prochaine, les musulmans célébreront en outre le Bakri Eid. Durant les fêtes, il est habituel que les mesures de sécurité soient renforcées dans les villes indiennes, par crainte d’incidents intercommunautaires.
Cette année , les festivités du Bakri Eid devraient être de moindre ampleur dans de nombreuses régions du pays. Plusieurs imams de New Delhi, la capitale, ont d'ailleurs demandé à la communauté musulmane de se montrer discret lors des célébrations et d’arborer des rubans noirs par respect pour les victimes.
Actes de solidarité et condamnations
Cet appel s’inscrit dans une série de condamnations et d’expression de solidarité de la part de la communauté musulmane après le 26 novembre.
Les musulmans de Bombay et d’autres villes indiennes devraient se joindre le 8 décembre aux rassemblements contre la multiplication des actes terroristes au nom de l’Islam.
Par ailleurs, l’influente Fondation Jama Masjid, qui gère un cimetière dans le centre de Bombay, a pris une décision sans précédent lorsqu’elle a refusé d’administrer les derniers rites aux neufs attaquants tués dans les premières heures de l’attaque sous prétexte qu’ils n’étaient pas de bons fidèles.
Mohammad Gous, un homme d’affaire de 35 ans, souligne la portée de cette décision. “C’est un grand pas, un pas très important,” estime-t-il, qui s'abrite du soleil torride de l’après-midi sous les arcades blanches de l’entrée du Jama Masjid, après la prière de midi. "C’est une très bonne décision et je la soutiens entièrement", ajoute-t-il.
Les dirigeants indiens musulmans ont souvent fait l’objet de critiques pour leurs réactions ambigües aux violences islamistes ou aux attaques perpétrées par les membres de leur communauté. Bien que la situation ait évolué ces dernières années, les dénonciations des attaques du 26 novembre et les messages de solidarités marquent un tournant.
“La discrimination continue”
Bien que la ville semble gagnée par un sentiment d’unité à l’issue de ces attaques, Burhanuddin Qasmi estime qu’il est encore trop tôt pour affirmer que tout va bien. "Ce que je crains, et qui pourrait arriver, c’est que des musulmans innocents, qui n’ont rien à voir avec ce complot terroriste, puissent être appréhendés par les forces de sécurité", déclare-t-il.
Les dirigeants hindouistes d’extrême-droite n’ont pas saisi l’occasion pour faire des déclarations antimusulmanes à la suite des attaques, au grand étonnement des spécialistes de politique indienne.
La plupart des habitants de Bombay explique ce silence par le ressentiment à l’encontre des politiques et les services de sécurité qui n’ont pas su prévoir les attaques. Il semble évident que la réaction de colère collective, après une visite du politicien extrémiste Narendra Modi, est le résultat de la défiance grandissante de l’opinion publique à l’égard des politiciens qui voudraient exploiter les événements à leur avantage.
De nombreux spécialistes pensent que l’unité apparente qui suit ses attaques ne devrait pas cacher longtemps les problèmes sous-jacents et les discriminations contre les musulmans.
Dans un pays qui se soucie peu du politiquement correct, un discours antimusulman peut rapidement se propager dans divers catégories de la population indienne non musulmane.
La marginalisation socio-économique des musulmans est un autre point de friction dans la société indienne. Un rapport gouvernemental de 2006 indique que les musulmans cumulent des retards, en comparaison avec les autres communautés, dans les domaines de l’éducation et de la sécurité sociale, et qu’ils ont moins accès aux emplois à haute rémunération et aux prêts bancaires.
Les racines du malaise se trouvent à la fois au sein de la communauté, et en dehors. Après la série d’attentats à la bombe à travers le pays, où des professionnels musulmans semblent impliqués, Qasmi craint que la situation économique de la communauté n’empire davantage.
“S’ils sont reconnus coupables, les commerces et sociétés vont devenir ultra-prudents avant d’embaucher des musulmans, même s’ils sont tout à fait qualifiés. Je les comprends. Les sociétés doivent être prudentes pour protéger leur réputation.”
Entourés d’une foule de fidèles à la Jama Masjid, Gous ne se fait pas d’illusion et ne fait pas mystère des gros problèmes auxquels fait face la communauté. Mais les causes sont multiples. "Il y a toujours de la discrimination", admet-il. “Mais nous partageons une partie de la responsabilité avec nos problèmes internes. Nous devons résoudre les problèmes et, avec l’aide de Dieu, nous y parviendrons."