Populisme, Brexit, camion fou, déradicalisation, filloniste ou encore lâcher-prise : voici quelques-uns des mots qui ont marqué l’année 2016 et passionnent la styliste en langage Jeanne Bordeau.
Elle ambitionne ni plus ni moins d’écrire "la tapisserie de Bayeux du monde contemporain". Mais les outils de Jeanne Bordeau ne sont pas le fil et l’aiguille de nos ancêtres. Ce sont des mots ou des bouts de phrases, qu’elle découpe patiemment tout au long de l’année dans des montagnes de journaux et de magazines, puis qu’elle assemble en décembre dans une série de dix collages classés par catégorie : politique, société, culture, etc.
Telle une fresque du monde contemporain, ses tableaux, qui seront exposés mi-janvier dans une galerie parisienne, racontent les mois écoulés. "J’ai l’impression de coudre les évènements et des morceaux de mémoire", explique-t-elle. Mais ils sont aussi annonciateurs des grandes tendances à venir. "Souvent, je vois arriver les mots avant tout le monde, poursuit-elle. Je capte les signaux faibles comme une machine surentraînée".
Voilà dix ans que cette "styliste en langage" s’attelle, infatigable, à ce travail d’archivage. Le plus souvent la nuit. Car le jour, elle s’occupe de faire tourner l’Institut de la Qualité de l’Expression, le cabinet de consulting qu’elle a fondé pour aider les marques et les entreprises à améliorer leur communication verbale et écrite. Il emploie aujourd’hui une vingtaine de personnes et compte parmi ses clients SNCF, Air France ou encore La Poste. Autant de grands comptes pour qui sont élaborées des "chartes sémantiques" sur mesure.
Dotée de ce double point de vue – professionnel et artistique-, et d’une force de travail qui confine au sacerdoce, Jeanne Bordeau propose tous les ans une sélection de mots clés. En voici quelques un qui ont particulièrement marqué 2016 :
Populisme
S’il ne devait en avoir qu’un pour résumer l’année écoulée, ce serait celui-ci. Avec la victoire de Trump aux États-Unis, la montée des partis extrémistes en Europe ou encore le vote en faveur du Brexit, "jamais ce mot n’a été autant d’actualité", estime Jeanne Bordeau. Corollaires du populisme, d’autres expressions sont conjointement montées en puissance : citons notamment la désoccidentalisation du monde, la fin de règne des politiciens à l’ancienne ou encore le succès des candidats soi-disant anti-système.
Entretenu par les réseaux sociaux, qui offrent à la majorité silencieuse la possibilité de s’exprimer comme jamais, le populisme va de pair avec la colère. Mais dans ce mot (qui puise ses racines dans un mouvement né à la fin du 19e siècle en Russie et destiné à mobiliser le peuple contre le Tsar), tout n’est pas forcément négatif, soutient Jeanne Bordeau. Il recèle un souci de vérité, un besoin d’être ancré dans le terrain et d’en finir avec la langue de bois des élites. En 2016, ce besoin a donné naissance à Nuit Debout ou encore aux civictech, ces nouveaux modes d’expression qui ouvrent la voie à une démocratie locale plus participative.
Camion fou
"En 2016, nous avons vécu dans un état de choc récurrent", estime Jeanne Bordeau. À l’image de cette actualité aussi traumatisante qu’imprévisible, il y a ce camion fou de Nice, jaillissant de façon sidérante un 14 juillet, suivi en décembre de celui de Berlin. Camion dévasté, prêtre égorgé : inimaginables hier encore, ces mots se sont étalés à la une des journaux et des bandeaux déroulants des écrans de télévision, témoins de la violence inouïe de l’actualité et de son surgissement dans nos vies.
Déradicalisation
C’est un mot assez dur à prononcer, à l’image de la réalité qu’il entend combattre. À l’intérieur de ce concept, dégainé comme une solution, on trouve le mot radical, qui désigne la racine de quelque chose. "Déradicaliser quelqu’un reviendrait à ‘déraciner’ l’idéologie qui s’est logée dans sa tête", décrypte Jeanne Bordeau. C’est presqu’une déprogrammation. Voilà pour l’objectif. Mais quels moyens adopter ? Il y a certes cette campagne gouvernementale intitulée Stop-djihadisme et des centres de déradicalisation, mais la plupart des spécialistes doutent des méthodes à employer pour combattre, justement, les certitudes des jeunes radicalisés.
Filloniste
Rassembleur semblait faire l’unanimité. Mais filloniste, quelle surprise ! Combien étaient-ils à parier, y compris à quelques jours du premier tour de la primaire, que cet adjectif occuperait une telle place dans le discours politique ? Fort peu. "En 2016, rien ne s’est passé comme prévu", tranche Jeanne Bordeau. À l’instar de ce Premier ministre, qui a usé du 49.3 tout au long du printemps pour faire passer la fameuse Loi travail, quitte à paralyser l‘économie et empoisonner le climat social, pour se déclarer favorable à la suppression de ce même 49.3 une fois candidat à la présidentielle de 2017.
Lâcher-prise
Pour contrer le déluge de mauvaises nouvelles, il faut des mots compensatoires. Lâcher-prise en est un. Bienveillance en est un autre. Il a remplacé celui de gentillesse, car qui ose encore l’employer ? Etre gentil, c’est être naïf, faible ; or qui a encore le droit d’être naïf aujourd’hui ? Dans le monde professionnel, la bienveillance est prisée car elle permet entre autres d’être plus créatif. Le bien-être au travail est clé. Et à la maison, pour vivre mieux, on nous enjoint d’adopter un régime sans gluten, voire de devenir vegan. Le yoga est en vogue. Sauf que respirer va devenir de plus en plus difficile. Sous le coup des pics de pollution, on suffoque. Les technologies pourront-elles sauver la planète ?
Capacités augmentées
D’accord, il y a le chômage, la désindustrialisation, les grèves à la SNCF ou encore chez Air France, mais il y a aussi la réalité augmentée, les objets connectés, les vêtements intelligents ou encore le transhumanisme - autant de moyens inventés par les labs des startups qui nous permettront de vivre mieux, plus longtemps, en meilleure santé.
Nos transactions économiques seront sécurisées par des blockchains et grâce à l’intelligence artificielle, nous ferons de meilleurs choix. "Plus que jamais, nous assistons à un choc entre l’ancien monde économique et la nouvelle économie digitale", estime la linguiste. Le premier semble coaguler tous les malaises, et le second est censé nous rendre optimistes. Sauf qu’il laisse beaucoup de monde sur le bord de la route et qu’il soulève de vraies questions, "car avec l’essor de la traçabilité et de la data, la liberté va devenir un enjeu", poursuit la linguiste.
Réconcilier
Les verbes à préfixes ont la cote, car nous sommes dans une société cassée, tiraillée entre l’ancien monde et le digital, les super riches et les laissés pour compte, les élites et le peuple. Redresser, reconquérir, redonner, dédramatiser, réinventer...
L’impératif, c’est de revivre différemment, "car l’époque a changé. Et retrouver une histoire commune pour réparer une société blessée", nous intime Jeanne Bordeau en guise de synthèse de son colossal travail d’inventaire.