L’Irlande a formellement protesté, lundi, contre la décision de la Commission européenne de réclamer 13 milliards d’euros d’arriérés d’impôts à Apple. Pour le pays celtique, il en va de son modèle économique.
"La Commission a outrepassé ses pouvoirs et violé la souveraineté" de l’Irlande concernant l’impôt sur les sociétés, estime le ministère des Finances irlandais dans un texte présenté lundi 19 décembre. Dans ce plaidoyer, le gouvernement irlandais expose les raisons qui le poussent à faire appel de la décision de la Commission européenne du 30 août dernier obligeant le géant américain Apple à verser 13 milliards d’impôts impayés l'Irlande.
L'institution européenne accuse la firme de Cupertino d'avoir obtenu un traitement de faveur en matière de fiscalité. Selon elle, l'entreprise a bénéficié d’un passe-droit sur son taux d’imposition des bénéfices Bien loin des 12,5 % affichés, Apple se serait acquitté de seulement 1 % d’impôt sur les sociétés en 2003. Ce chiffre a même atteint 0,005 % en 2014, soit 50 euros par million engrangé. Des accusations que le gouvernement irlandais nie en bloc.
"La Commission tente de réécrire la législation irlandaise concernant l’impôt sur les sociétés", déplore le ministère. "La Commission n’a pas la compétence, selon les règles en matière d’aide publique, à substituer unilatéralement son propre point de vue concernant l’étendue géographique de la politique fiscale d’un État membre à celui de l’État membre lui-même", souligne le texte de protestation.
Pourquoi le gouvernement irlandais refuse l’argent et soutient Apple ?
De prime abord, le refus du gouvernement irlandais de toucher les 13 milliards d'euros d'Apple peut apparaître comme paradoxal. Cette somme est énorme pour un petit pays de 4,5 millions d'habitants. Elle représente 23 % de son budget annuel et 5 % de son PIB. Une manne financière intéressante pour un pays qui sortant à peine d'une cure d'austérité.
Mais si l'Irlande récupérait cet argent, cela signifierait ni plus ni moins la fin de son modèle économique. Depuis les années 1970, l’attractivité fiscale est en effet au cœur de sa stratégie. Le pays mise dessus pour attirer les multinationales américaines s'implantant en Europe. Toute la Silicon Valley possède aujourd’hui sa base européenne sur le territoire celtique : Google, Facebook, Amazon, Twitter… Au total, les multinationales emploieraient 10 % de la population active irlandaise.
Apple en est l’exemple typique. L'entreprise à la pomme est implantée depuis les années 80 dans la ville de Cork, la deuxième du pays. Elle y emploie 6 000 personnes et prévoirait d'en embaucher 1 000 supplémentaires.
Pour toutes ces raisons, le gouvernement a décidé de faire appel de la décision de la Commission européenne le 8 septembre dernier.
Existe-il un soutien unanime de la classe politique irlandaise autour de l’appel ?
La question avait réussi à effriter le consensus irlandais autour de la question fiscale. Comme le raconte Le Monde, alors que le gouvernement souhaitait faire appel directement après la décision, Katherine Zappone, la secrétaire d’État à l’Enfance et député indépendante a opposé son veto en conseil des ministres et réclamé un débat public à l'Assemblée nationale.
Katherine Zappone n'a pas mené son combat seule. Elle a été soutenue par le Sinn Fein, le troisième parti du pays, et le plus à gauche, qui a contesté vigoureusement l’idée de faire appel. "Le gouvernement a facilité l’évasion fiscale à grande échelle et il a été attrapé" avait alors attaqué le député David Cullinane. Cependant, il ne faut pas s’y tromper, le Sinn Fein ne réclamait pas là la fin du dumping fiscal irlandais – même le parti de gauche est favorable au taux de 12,5 % – mais contestait l’idée que le gouvernement ait pu établir un accord secret au cas par cas avec Apple ayant fait chuter la fiscalité d’Apple loin du taux officiel.
Toutefois, si l'unanimité n'était pas là, la République irlandaise n'a pas tremblé. Les deux principaux partis du pays, le Fine Gael au pouvoir, et le Fianna Fail dans l’opposition étaient favorables à l'appel. Représentant à eux seuls 60 % des députés, leur poids a été suffisant pour faire approuver la décision de contester le rapport de la Commission européenne devant le Parlement.
Que reproche le gouvernement irlandais à l’UE ?
En premier lieu, le gouvernement irlandais conteste que les filiales d'Apple aient bénéficié en 1991 et 2007 de traitements particuliers. Il assure au contraire que le traitement fiscal l’entreprise de Cupertino n'a jamais dévié des normes en vigueur en Irlande.
Dublin juge ensuite que la Commission a surévalué les bénéfices imputables à Apple Sales International et à Apple Operations Europe, les filiales d'Apple enregistrées en Irlande. Le gouvernement souligne que les décisions importantes pour ces compagnies ont été prises aux États-Unis et que les profits nés de ces décisions leur ont été improprement imputés, surévaluant grandement le montant de l’arriéré d’impôts.
Enfin, le gouvernement irlandais reproche à la Commission de ne pas avoir agi impartialement et conformément à son devoir de prudence et estime que le rapport de l’UE est émaillé de problèmes de procédure.
Et Apple ?
L'entreprise américaine avait annoncé dès le 30 août sa décision de faire appel, c'est désormais chose faite. Sa ligne de défense est globalement la même que celle du gouvernement irlandais. Elle conteste le mode de calcul ayant abouti au chiffre de 13 milliards d’euros : "Apple est le plus grand contribuable dans le monde, aux États-Unis et en Irlande avec un taux d'imposition global d'environ 26 %", souligne l'entreprise de Cupertino dans un communiqué. "Comme nos produits et services sont créés et conçus aux États-Unis, c'est là où nous payons le plus d'impôts."
Et pour l’entreprise, la Commission européenne a "entrepris une action unilatérale et changé les règles de manière rétroactive, au mépris de décennies de droit fiscal irlandais, de droit fiscal américain, et du consensus mondial en matière de politique fiscale".
En septembre dernier, dans un entretien au Irish Independent, le PDG de l’entreprise, Tim Cook, qualifiait déjà l’affaire de "foutaise politique" et estimait qu’on voulait faire d’Apple un exemple.
La Commission a rendu publique l'enquête détaillée l'ayant amenée à imposer à Apple le remboursement de 13 milliards d'euros. Le document de 130 pages détaille les montages financiers supposément utilisés par Apple pour échapper à l'impôt sur ses bénéfices en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et en Inde. Face aux appels de l'Irlande et d'Apple, l'un des porte-paroles a indiqué que l'UE "défendra sa position devant la cour".
Avec AFP