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Projet de gazoduc TurkStream : le nouveau coup de maître stratégique de Poutine

L’accord sur le gazoduc TurkStream, signé lundi, est hautement stratégique pour la Russie, car il va permettre de contourner l’Ukraine pour livrer du gaz aux Turcs dans un premier temps, puis ensuite, comme l’espère Moscou, à l’Europe.

L’aggravation de la tension diplomatique entre la France et la Russie autour de la visite avortée de Vladimir Poutine en France, sur fond de crise syrienne, a relégué au second plan dans les médias la signature de l’accord turco-russe sur la réalisation du gazoduc TurkStream, d'un coût estimé à plus de dix milliards de dollars. Une information pourtant capitale d’un point de vue stratégique et géopolitique pour la Russie.

Cet accord permet au président russe non seulement de sceller la réconciliation entre Moscou et Ankara, ce qui paraissait il y a encore quelques mois inenvisageable tant la tension était extrême avec son homologue turc Tayyip Recep Erdogan, mais aussi de continuer à avancer ses pions au Moyen-Orient. Mais il a surtout l’avantage crucial de diversifier à l’avenir le transit du gaz russe à destination du marché européen et de consolider la position dominante de la Russie sur le marché continental (les experts estiment que 30 à 40 % du gaz importé par l’Union européenne est originaire de Russie).

Un pas de plus pour contourner l’Ukraine

Isolée et sanctionnée financièrement par l’UE depuis la crise ukrainienne, la Russie voit en effet, grâce à TurkStream, se matérialiser sa volonté de diversifier à terme ses voies d’acheminement du gaz vers l’Europe. Ce gazoduc s’étendra pour l'instant des côtes russes de la mer Noire jusqu’à la partie européenne du territoire turc, la construction du tronçon de TurkStream à destination du marché européen n’étant pas encore actée. Ce projet avait initialement été dévoilé fin 2014 en même temps que l'abandon, en pleine crise ukrainienne, du projet South Stream, bloqué par l'Union européenne.

Il n’a pas échappé à Moscou "que les crises gazières résultent de plus en plus de tensions politiques alors qu’auparavant c’était l’inverse, c’est-à-dire que les crises gazières menaient à des tensions politiques", explique Aurélie Bros, docteur en géopolitique, consultante de l'Observatoire franco-russe et chercheuse associée à l'Ifri, interrogée par France 24.

Dans un premier temps, le gazoduc TurkStream va donc permettre à la Russie et au géant de l’énergie Gazrprom de contourner l’Ukraine - et de ne plus dépendre de son voisin avec lequel elle a déjà vécu deux crises majeures en 2006 et 2009 -, par laquelle transitent les exportations de gaz vers la Turquie, deuxième client du gaz russe après l’Allemagne (entre 2009 et 2011 60 % à 70 % du gaz russe exporté transitait encore par l’Ukraine). Selon les experts, la demande turque en gaz pourrait doubler d'ici 2020-2030.

"Gazprom construit de la capacité de transport pour contourner l'Ukraine, même s’il y a des incertitudes qui pèsent sur le futur de la demande, précise Aurélie Bros. Et la capacité de transport du gazoduc TurkStream sera suffisante pour arrêter le transit du gaz russe à destination du marché turc via l’Ukraine. Pour Kiev, cela a un coût économique puisque le pays voit ses revenus du transit du gaz diminuer, mais aussi un coût politique étant donné que son pouvoir de négociation diminue".

UE et gaz russe, une dépendance mutuelle

Le contrat de transit du gaz russe via le territoire ukrainien va expirer fin 2019. "Quid du 1er janvier 2020 ? Pour l’instant, personne ne semble être en mesure d’apporter une réponse, indique Aurélie Bros. On sait simplement que Russes et Ukrainiens n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les termes d’un hypothétique contrat de transit après cette date". Un blocage qui pourrait persister tant que le prix du transit ne sera pas acceptable aux yeux de Gazprom, estime-t-elle. Moscou a menacé à plusieurs reprises de ne plus du tout passer par l’Ukraine pour alimenter l’Europe, à compter de 2019.

Contrairement au projet de départ, le gazoduc TurkStream qui devait relier la Russie à l’Europe centrale, terminera sa course non pas sur le sol de l’UE, mais dans la ville turque d'Ipsala, à quelques encablures de la frontière grecque. "Ce n’est pas un hasard, car c’est là que devra se faire la connexion entre le gazoduc Transanatolien (TANAP) et celui Transadriatique (TAP), précise Aurélie Bros. C’est ce grand projet de Corridor Sud que les Européens sont en train de développer pour acheminer le gaz azerbaïdjanais vers l’UE".

Et d’ajouter : "Or rien n’empêche Gazprom de demander d’accéder à une partie de la capacité de transport de TAP à l’horizon 2020. Dans ce cas, la Russie ferait d’une pierre deux coups : contourner l’Urkaine et résoudre l’épineux problème de l’application du droit européen en matière d’énergie [tout gazoduc qui n’est pas un gazoduc de production doit offrir l’accès aux tiers dès qu’il pénètre les eaux territoriales de l’UE, NDLR] ".

Qu’elle obtienne le prolongement de TurkStream sur le sol européen, ou qu’elle passe par TAP, Moscou espère livrer à terme des milliards de m3 de gaz par an à des pays membres de l’UE qui ont déjà fait part de leur intérêt à ce circuit qui met hors-jeu l’Ukraine.

Car au final, si la Russie n’a aucun intérêt à atteindre le point de rupture avec son principal client, qui reste l’UE, cette dernière qui cherche pour des raisons sécuritaires et stratégiques à ne plus dépendre de Moscou, ne peut non plus renoncer au gaz russe qui reste très compétitif.