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Censurer les sites "pro-ana" est une fausse solution pour combattre l'anorexie

L'anorexie n'est pas née avec le Web. Mais ce dernier la renforce-t-il ? Dans "Le phénomène 'pro-ana'", Antonio A. Casilli et Paola Tubaro analysent les réseaux "pro-ana" qui légitiment les troubles alimentaires.

On sait déjà qu'ils existent. Les sites et blogs "pro-ana" (raccourci de pro-anorexia) pullulent sur la Toile, par centaines. Conseils pour faire semblant de manger, trucs et astuces pour se faire vomir, photos "thinspo" (contraction de "thin" et "inspiration") pour rester motivés dans la perte de poids... Ces plateformes sont de véritables carnets de route de la parfaite anorexique.

Dans leur dernière enquête publiée aux éditions Presse des mines en octobre 2016, "Le phénomène 'pro-Ana' : troubles alimentaires et réseaux sociaux", Antonio A. Casilli et Paola Tubaro ont plongé dans les réseaux "pro-ana". Pendant deux ans, entre 2010 et 2012, les sociologues des réseaux sociaux ont exploré et cartographié les sites Web célébrant la maigreur extrême. Ils ont également mené des entretiens en France, mais aussi, dans une perspective comparative, au Royaume-Uni. Pour eux, censurer les sites "pro-ana"" n'est que l'arbre qui cache la forêt des véritables défis sanitaires.

La minceur extrême, un objectif contagieux ?

Pour éviter d'être pointés du doigt par les internautes voire supprimés par les plateformes qui les hébergent, certains blogs "pro-ana" ne disent pas leur nom. Au lieu d'écrire noir sur blanc qu'ils sont un espace pro-anorexique, ils se cachent derrière un autre lexique, pas moins nocif car tout autant identifiable par les personnes souffrant de troubles alimentaires.

"Le label 'wannarexic' n’a rien de scientifique"

Sur ces sites, des photos de mannequins très maigres abondent, présentées comme des "photos inspirantes" de nature à "se donner de la motivation" pour continuer à faire chuter le nombre de kilos affiché sur la balance. En 2001 déjà, le tabloïd américain New York Post parlait de cet écosystème comme d'un "monde malade". "Les internautes y décrivent leurs crises, leurs vomissements, leurs envies d’un corps filiforme inspiré par des photos de célébrités retouchées et amincies. Mais cela ne les aide pas à guérir. Au contraire, aux dires du quotidien, Internet les enferme davantage dans leur maladie en leur donnant l’opportunité d’apprendre des ruses pour cacher leurs troubles ou pour tricher avec la balance qui, inexorable, les attend dans le cabinet de leur médecin traitant", notent les chercheurs.

Dans le jargon en ligne, les termes "ana" et "mia" sont utilisés pour désigner l’anorexie et la boulimie mentale. Sur ces blogs documentant la détresse des troubles alimentaires, les textes et photos évoquent les rapports conflictuels au corps et à la nourriture.

"Leurs messages confus reflètent les contradictions de la maladie. Une page d’accueil commence, ‘L’anorexie est un mode de vie, pas une maladie’, avant d’avertir que : ‘L’anorexie mentale est un trouble de l’alimentation grave, potentiellement mortel’. De nombreux sites disent des choses comme : ‘Si vous n’avez pas déjà un trouble alimentaire, partez maintenant. Si vous êtes dans un parcours de guérison, partez maintenant. L’anorexie est une maladie mortelle, et ne doit pas être prise à la légère", pouvait-on lire en 2001 dans un article paru dans le quotidien britannique The Guardian, rappellent Antonio A. Casilli et Paola Tubaro.

Les "wannarexic" n'existent pas

À naviguer entre les pages de recherche "pro-ana", entre quelques articles de grands médias traitant du phénomène et des portails de santé, on tombe très rapidement sur "les commandements" de l'anorexie, présentée comme "un style de vie" voire "une religion". Un choix, en somme : celui de "reprendre le contrôle sur son existence" afin de devenir "parfaite". Quand on sait comme l'adolescence est un âge de la vie où l'on se cherche, il est facile de regretter que de telles plateformes confortent, si ce n'est incitent, des jeunes filles déjà en proie à des troubles alimentaires à sombrer un peu plus encore dans ce qui est inoffensivement présentée comme "une tendance".

La presse anglo-saxonne a souvent alors parlé de "wannarexic", ce label associé aux jeunes filles qui voient l'anorexie comme un mode de vie à adopter et pourraient être tentées d'y succomber. En réalité, il n'y a pas d'un côté de "vraies anorexiques" et de l'autre, des "filles tentées par l'anorexie" puisque toutes sont déjà en proie à des troubles alimentaires, à des degrés différents. "Le label 'wannarexic' n’a rien de scientifique et relève d’une méconnaissance profonde de la variété et de la complexité des troubles alimentaires. Les médecins par ailleurs mettent en garde : celles et ceux qui sont attirés par ces sites sont plutôt des personnes déjà atteintes de troubles alimentaires, et non pas des mangeurs non-pathologiques qui tomberaient dans 'l’enfer d’ana'", expliquent les chercheurs. "Il peut s’agir de boulimiques ou d’hyperphagiques animés par une envie de perfection physique, qu’ils assimilent hâtivement à l’anorexie. Dans d’autres cas, ils peuvent être atteints de formes subcliniques (n’ayant pas eu un diagnostic médical) ou bien pré-anorexiques (n’ayant pas développé tous les symptômes)."

Bien sûr, de nombreuses associations ont bien essayé de récupérer le mot-clé afin de faire remonter dans les moteurs de recherche leurs pages dédiées aux conseils pour se sortir de la maladie. Mais pour Antonio A. Casilli et Paola Tubaro, les contenus "anti-'pro-ana'" n'ont eu qu'un effet à la marge : "Alimentée par l’attention que lui ont porté les médias, affublée d’une étiquette de 'mouvement pro-ana', la tendance a depuis connu une évolution soutenue, s’étendant du Web anglophone à l’Amérique latine, pour arriver jusqu’en Europe et, en particulier, en France – où elle était restée quasiment inconnue jusqu’au milieu des années 2000".

"Prenant initialement la forme d’un ensemble connecté de sites statiques, l’Internet des personnes 'qui vivent avec ana et mia' s’est ensuite approprié les instruments du web social. Il s’est alors transformé en une constellation de blogs, profils de médias sociaux, et groupes dans les services de réseautage en ligne (Tumblr, Facebook, Pinterest, etc.). Si individuellement, ces pages sont souvent éphémères et très mobiles, leur présence d’ensemble, une fois établie, n’a plus diminué", expliquent-ils.

La censure est un cache-misère

Il est aujourd'hui facile d'accuser les anorexiques de faire du prosélytisme en ligne. Et de cette accusation découle souvent la tentation de simplement censurer les sites en question. Or, les chercheurs rappellent que "les utilisateurs d’Internet concernés par les troubles alimentaires n’ont aucun intérêt à s’offrir de la visibilité auprès du grand public". "Remplis de confessions intimes, de récits douloureux, de conversations où souvent la fragilité des interlocuteurs fait surface, les sites qui portent sur 'ana et mia' renouvellent sans cesse leurs stratégies de dissimulation." Très logiquement, les internautes anorexiques ont bien en tête que "la visibilité augmente le risque de censure, une préoccupation importante surtout dans les pays où des mesures législatives répressives ont été proposées – notamment la France en 2008 et 2015 et l’Italie en 2014".

Faut-il le rappeler, les jeunes femmes atteintes de ces troubles (mais il y a aussi des jeunes hommes) qui se trouvent derrière ces sites ne sont pas des personnes mal intentionnées et cherchant délibérément à nuire. Antonio A. Casilli et Paola Tubaro regrettent "la tendance des politiciens européens actuels à pencher pour des solutions exclusivement 'numériques' pour des problèmes dont les racines puisent dans la réalité sociale".

En d'autres termes, les sites "pro-ana" sont "constamment appréhendés comme des produits de l’esprit de quelques personnes malades (et coupables de leur maladie) et jamais comme le résultat de politiques de coupes dans les dépenses publiques qui ont mis à mal les services de santé dans la plupart des pays occidentaux, ou de systèmes alimentaires caractérisés par des injonctions nutritionnelles contradictoires et par la valorisation de la surconsommation."

Pour avancer dans la lutte contre ces maladies, il faudrait donc cesser de croire que "censurer, criminaliser et exclure de manière indiscriminée" est la solution. Trop souvent, ces discussions politiques éclipsent le véritable enjeu : "Réformer les systèmes de santé en dotant les professionnels des moyens nécessaires (structures, formations, effectifs) pour suivre les publics là où ils se trouvent – y compris sur Internet."

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