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Attendu de pied ferme après le succès de "Mommy", Xavier Dolan revient ce mercredi avec un huis-clos dans l'enfer des règlements de comptes familiaux. "Juste la fin du monde" est un condensé de l'œuvre du jeune prodige québécois. Déroutant.

On n’est pas "jeune prodige du cinéma" sans susciter quelques acrimonies. Xavier Dolan le sait, lui qui est devenu au gré de ses ambitieuses productions celui qu’on aime détester ou, pis encore peut-être, celui que l’on déteste aimer. Le personnage comme le cinéaste fascine ou irrite. Ses coups de gueule contre une critique qu’il juge trop sévère ou ses larmoyantes envolées sur la Croisette ont façonné l’image d’un jeune homme talentueux qui manque autant de modestie qu’il déborde de sincérité. Et ce n’est pas avec "Juste la fin du monde", son sixième long-métrage, que le réalisateur de 27 ans va se réconcilier avec ses détracteurs. Tout dans ce film, auréolé du Grand prix du dernier Festival de Cannes, prête en effet le flanc aux critiques dont il fait irrémédiablement l’objet : hystérique, tape-à-l’œil, clipesque, tire-larmes…

L’histoire tout d’abord – tirée de la pièce éponyme du défunt dramaturge Jean-Luc Lagarce –, est un condensé de l’œuvre déjà bien fournie du Québécois. Après douze ans d’absence, Louis, un écrivain à succès de 34 ans, retourne dans sa ville natale pour annoncer à sa famille qu’il va bientôt mourir (de ce qu’on suppose être le sida) : huis-clos, repas de famille, engueulades, coups de poing sur la table… tout y est. L’ensemble est servi par un casting resserré, mais prestigieux : Gaspard Ulliel (dans le rôle de Louis) entouré de Nathalie Baye (qui joue Martine, la mère), Léa Seydoux (la petite sœur Suzanne), Vincent Cassel (le grand frère Antoine) et Marion Cotillard (Catherine, l’épouse de celui-ci). Une distribution cinq étoiles, donc. Que Xavier Dolan dirige jusqu’à la surinterprétation.

Le trop plein dans le trop peu

Après le succès critique et public de "Mommy", c’est peu dire que "Juste la fin du monde" est très attendu. Tellement attendu que l’on soupçonne Dolan d’avoir voulu prendre tout le monde de court. Non pas en changeant de registre mais en le concentrant, le comprimant même, sur une durée peu habituellement courte pour lui (1 heure 37, montre en main).

Ce qui déroute dans "Juste la fin du monde", c’est le trop-plein dans le trop peu. C’est ce déploiement d’énergie sur cette seule idée qui ressort du film : l’impossibilité de communiquer en famille. Louis a des choses à dire, mais les rancœurs, les préjugés, les petites piques plus passives qu’agressives l’en empêchent. Louis ne parle pas, il écoute. Ou plutôt il récolte les doléances par tonneau, s’en prend plein la tronche, mais jamais ne bronche (Ulliel fait ça très bien). Pour Louis, l'enfer, c'est les hôtes.

Beaucoup de bruit et de fureur pour signifier finalement qu’une chose au fils prodigue : il n’est qu’un étranger. D’où le vouvoiement distancié, voire vexant, dont use systématiquement Catherine pour s’adresser à lui (Cotillard est touchante dans ce rôle de "pièce rapportée"). D’où le mépris de son frère Antoine (Cassel, plus sardonique tu meurs) et l’admiration à peine voilée de sa sœur Suzanne (Seydoux, pétillante). D’où, enfin, cette phrase, très belle, de Martine à son fils : "Je ne te comprends pas mais je t’aime".

Le filmage est lui aussi resserré. Dolan multiplie les gros plans sur les visages, réduit l’espace à sa portion la plus congrue et module la lumière comme il le ferait avec une lampe halogène. En termes de mise en scène, les instants de grâce le disputent aux effets de style ronflants et à un usage de la musique plein volume entre arrangements apocalyptiques et pop ultra-suranné ("Dragostea Din Tei", d’O-Zone ["Numa numa yei"] et "Natural Blues", de Moby, on se croirait au début des années 2000…).

En clair, la famille que réunit ici le réalisateur, c’est celle de son cinéma : l’inventivité de "Laurence Anyways", l’angoisse de "Tom à la ferme", l’hystérie de "Mommy". Comme s’il avait ressenti le besoin de rassembler tout ce petit monde pour un dernier banquet avant son grand saut "américain". C’est déjà inscrit dans les agendas : en 2017, sortira "The Death and Life of John F. Donovan", premier film en anglais pour lequel il s’est entouré d’un aréopage de stars hollywoodiennes (Jessica Chastain, Natalie Portman, Susan Sarandon, la chanteuse Adele et Kit Harington, alias Jon Snow de "Game of Thrones"…). Une grosse machine qui devrait marquer un tournant dans sa prolixe carrière. Au point, peut-être, de laisser derrière lui ce qu'il a construit jusque maintenant. Juste la fin de "son" monde.

Interview de Gaspard Ulliel et Vincent Cassel

Une partie de cet article a été initialement publié le 19 mai 2016, lors de la présentation de "Juste la fin du monde" au Festival de Cannes.