En instaurant l’État d'urgence pour trois mois en Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan s’offre des pouvoirs étendus. Dans le pays, la chasse aux sorcières se poursuit, six jours après la tentative manquée de coup d'État.
Arrestations, suspensions, limogeages... La purge promise par le président Recep Tayyip Erdogan s’intensifie en Turquie, près d'une semaine après la tentative de prise du pouvoir par des militaires. Et ce ménage à grands coups de balai – 55 000 personnes concernées, notamment dans l'enseignement, la police, la justice, l'armée et les médias – se poursuivra désormais dans le cadre d'un régime d'exception : l'État d'urgence a en effet été proclamé pour trois mois lors d’une allocution du président turc mercredi soir.
Concrètement, cette mesure exceptionnelle confère "des pouvoirs élargis au gouvernement – et c’est cela qui va sans doute susciter le plus de réactions – avec un conseil des ministres qui va pouvoir légiférer sans passer par le Parlement", précise Fatma Kizilboga, correspondante de France 24 en Turquie. Selon la Constitution turque, le Conseil des ministres, sous la présidence du président, peut désormais "émettre des décrets ayant force de lois" qui seront publiés au Journal officiel et soumis le jour même à l'accord de l'Assemblée.
"Droits et libertés partiellement ou totalement suspendus"
En conséquence, selon l’article 15, "l'exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties dont la Constitution les assortit peuvent être arrêtées", et ce, "à condition de ne pas violer les obligations découlant du droit international".
En outre, les délais de privation de liberté pour les personnes placées en détention, et elles sont nombreuses en ce moment en Turquie, peuvent être prolongés, selon l’article 19 de la Constitution, qui ne précise pas la durée de ces prolongations.
Dans les provinces, les pouvoirs des gouverneurs, qui sont désignés par le ministre de l’Intérieur et qui sont responsables localement de la police et de l’administration, sont renforcés durant cette période. "Ils pourront notamment décider l’instauration de couvre-feu, mener des perquisitions sans mandat, ou encore contrôler les publications, les médias, voire même interdire des manifestations ou certains évènements culturels", ajoute Fatma Kizilboga.
Des inquiétudes et un traumatisme
D’aucuns s’inquiètent sans surprise de voir l’ensemble de ces mesures concentrées entre les mains d’un seul homme, accusé de verser dans l’autoritarisme depuis quelques années. Ses détracteurs suspectent Recep Tayyip Erdogan de profiter des évènements pour étendre son pouvoir et restaurer la peine de mort dans le pays pour châtier ceux qui ont osé le défier.
"L’instauration de l’État d’urgence est un nouveau signe de la dérive autoritaire du président Erdogan, c’est assez dangereux, il s’agit d’un pas de plus vers la présidentialisation du régime", juge le professeur Samim Akgönül, historien et politologue spécialiste de la Turquie à l'université de Strasbourg. "Actuellement, l’opinion publique turque suit ce processus silencieusement, il y a une sorte d’omerta dans l’ensemble de l’opposition. Et pour cause : quiconque ose émettre la moindre critique de cette politique est immédiatement accusé d’avoir soutenu les putschistes", explique-t-il à France 24.
La dernière fois que l’État d’urgence a été instauré en Turquie, précisément dans les régions à majorité kurde du sud-est, dans le cadre de la lutte contre le PKK, remonte à 14 ans. "Cette mesure d’exception a duré 15 ans, de 1987 à 2002, une période qui reste dans la mémoire des Turcs comme étant l’une des pages les plus traumatisantes et les plus sombres de l’histoire du pays, rappelle Fatma Kizilboga. Elle fût marquée par des violations des droits de l’Homme, avec notamment des disparitions forcées et des cas de torture, c’est pourquoi, hier soit, l’annonce du président Erdogan a provoqué un choc, même s’il s’est voulu rassurant sur le respect des principes démocratiques".
Maigre consolation pour les opposants du président, celui-ci ne pourra pas profiter de l’État d’urgence pour réviser la Constitution. En effet l’article 175 de la loi fondamentale turque stipule que tout amendement ou toute révision de la Constitution doit être avalisé par le Parlement, sans faire aucune mention de règle s’appliquant à un régime d’exception comme l’État d’urgence.