En Tunisie, Ennahda, le parti islamiste modéré, veut devenir un "parti civil". Son congrès, qui débute ce vendredi, devrait entériner cette modification de taille. Les experts restent sceptiques quant aux intentions du parti.
Ce vendredi, s’ouvre à Radès, en Tunisie, le 10e Congrès d’Ennahda, parti islamiste modéré aux commandes du premier gouvernement de l'après-Ben Ali. Propulsé première force politique de Tunisie après les élections de l'Assemblée constituante de 2011, le mouvement politique a depuis perdu de sa superbe et doit se contenter d’une place de partenaire de l’actuel parti au pouvoir, Nidaa Tounès. Il reste toutefois au cœur de la vie politique tunisienne et son congrès, fait la une des médias, alors que les 1 200 délégués attendus doivent acter la séparation des activités politique et de prédication d'Ennahda afin d’en faire un "parti civil".
Ce qui semble aujourd’hui être une formalité, un choix assumé par tous, est l’aboutissement de quatre ans d’intenses débats internes entre les partisans du maintien de l'identité religieuse du parti et ceux qui souhaitaient rentrer dans le rang démocratique.
Pressions de l'opinion publique
Ce débat, déjà abordé lors du précédent congrès, en juillet 2012, ne pouvait guère aboutir à un autre résultat. "L’opinion publique, la société civile et les partenaires internationaux exercent une énorme pression (en faveur de cette nouvelle orientation) sur Ennahda", explique Chérif Ferjani, enseignant-chercheur à l’Institut supérieur d'étude des religions et de la laïcité à l’Université Lyon 2 et auteur, notamment, de l'essai "Le politique et le religieux dans le champ islamique" (2005, Fayard).
"Ils veulent apparaître crédibles auprès des Européens, des États-Unis… et ne peuvent pas maintenir de tels liens idéologiques avec les Frères musulmans. Du coup, Ennahda joue la carte de la conversion démocratique. […] On ne peut pas se référer à Dieu et au peuple en même temps."
En outre, après avoir participé à la rédaction de la Constitution tunisienne actuelle, votée en 2014, le parti ne peut plus se dédire : il doit suivre ce qui est inscrit à l’article 2 de la Constitution : "La Tunisie est un État à caractère civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit". Un choix de terme qui lui a été imposé par la rue.
"Sans un vaste mouvement populaire, Ennahda n’aurait certainement pas accepté ce mot, 'civil', dans la Constitution", explique Kmar Bendana, enseignante-chercheuse à l’Institut Supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine. Même à contrecœur, le parti doit donc faire sienne cette approche. "Les Tunisiens attendent une confirmation chez Ennahda de ce qui a été inscrit dans la Constitution."
L'égalité homme-femme, la question qui fâche Ennahda
Reste à voir ce que ce nouveau choix de mot signifiera comme changement, notamment pour sa ligne idéologique. "Ennahda demeurera un parti aux référentiels culturels et sociaux musulmans mais pas au référentiel politique [musulman]", note Sophie Bessis, chercheuse à l’Iris, sur l’antenne de France 24. "Comme les partis chrétiens-démocrates en Europe", renchérit Chérif Ferjani.
Tant ce dernier que Kmar Bendana restent méfiants face à l’apparente évolution d’Ennahda. Tous deux attendent de voir ce que le 10e Congrès changera.
La question de l’héritage, notamment, provoque un mécontentement national croissant : en Tunisie, les femmes n’héritent que de la moitié de ce que perçoit un homme dans ce cadre. "Et Ennahda reste contre l’égalité de l’héritage, alors que la Constitution stipule l’égalité entre l’homme et la femme à l’article 21. Si la position du parti ne change pas lors du Congrès, ce serait une contradiction révélatrice. Cela signifierait qu’ils ne prennent ce qui les arrange dans la Constitution", insiste Kmar Bendana.
De fait, interrogé sur cette question par le quotidien français Le Monde, le président d’Ennahda Rached Ghannouchi répondait en détournant le sujet : "Ce n’est pas un débat populaire, c’est un débat élitiste. […] La plupart des Tunisiens, même au sein de l’élite, considèrent que c’est un faux problème pour faire diversion."
Or, rappelle Chérif Ferjani, "47% des Tunisiens sont en faveur d’un projet de loi portant sur l’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme".