
En France près de 20 000 personnes sont fichées pour islamisme radical. Le psychanalyste Fethi Benslama, qui publie "Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman", explique les ressorts psychologiques de ce basculement dans le radicalisme.
C'est une approche novatrice, voire iconoclaste. Alors que la radicalisation a toujours été analysée sous le prisme des sciences sociales et de la géopolitique, le psychanalyste Fethi Benslama, qui publie "Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman" (Seuil, 2016), propose d'appréhender l'engagement des jeunes dans l'islamisme et le jihadisme à travers la dimension psychologique et l'inconscient. En ressort ainsi la figure du "surmusulman", un musulman tourmenté par l'idée de n’être "pas assez musulman" et prêt à mourir en martyr pour donner un sens à sa vie. Une analyse passionnante qu'a développée l'auteur dans un entretien accordé à France 24.
France 24 : Qu’est-ce que le surmusulman et comment est née cette notion ?
Fethi Benslama : C’est le croisement de mon expérience clinique pendant 15 ans dans un service de protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis et de mes recherches sur l'islamisme. À partir de la fin des années 1980, j’ai rencontré beaucoup de jeunes, qui, comme on le dit aujourd’hui, se radicalisaient. À l’époque, on parlait davantage d’intégrisme, de fanatisme. Au cours des années 1990, j’ai vu comment est apparu de plus en plus le besoin de manifester son adhésion à l’islam sur les corps, dans les attitudes, dans les habillements. Ce besoin correspondait à un sentiment de culpabilité profond : ces jeunes ne se sentaient pas suffisamment musulmans. Ces manifestations pour apparaître comme un musulman hyper fidèle ne pouvaient provenir que de reproches intérieurs d’infidélité ; aussi, devenir plus musulman que le musulman était une lutte contre ce sentiment de défection par rapport à la religion. À ce moment-là, je n’appelais pas ces jeunes des "surmusulmans" mais des enthousiastes (étymologiquement cela veut dire "avoir le Dieu en soi").
Il faut rappeler que les années 1990 ont été marquées par la première guerre du Golfe, la guerre en Bosnie, la persistance du conflit israélo-palestinien. La dimension géopolitique joue un rôle important dans l’installation d’un sentiment d’injustice : beaucoup de musulmans se percevaient, sur le plan international et en France même, là où ils vivaient, comme victimes du racisme et des discriminations. L’islamisme, à travers les prédicateurs, développait ces idées : la défection des musulmans par rapport aux idéaux de l’islam, la trahison de leur identité. Pour eux, il n’y avait qu’une solution : développer la puissance religieuse de l’islam dans une surenchère qui affecte tous les aspects de la vie. Les attentats de janvier 2015 m'ont amené à user de ce terme de "surmusulman" que j’avais gardé en réserve pour qualifier cette tendance excessive de religiosité, où tout devient religieux.
Pourquoi tant de jeunes sont-ils attirés par le jihadisme ?
Les deux tiers des "radicalisés" ont entre 15 et 25 ans, autrement dit, la période du passage de l’adolescence [à l'âge adulte]. À l’époque contemporaine, l’adolescence tend à commencer de plus en plus tôt et à se terminer de plus en plus tard, dans la vingtaine. C’est un moment de transition difficile. Elle est marquée par une quête des idéaux, par le désir de se transformer et de changer la société, par des fantasmes héroïques. Il faut avoir à l’esprit que cette quête des idéaux se trouve aujourd’hui face à un vide, depuis la fin des grandes utopies qui promettaient un avenir radieux. Or, l’islamisme sous sa forme la plus radicale est une utopie totale avec une dimension guerrière qui est le jihadisme. Lorsque certains jeunes en difficulté rencontrent l’offre de radicalisation, ils s’en saisissent comme une issue de secours par le haut. Ils se sentent porteur d’une mission, ils deviennent les défenseurs d’une cause sacrée, prêts à se transformer en héros. La radicalisation apparaît pour beaucoup d’entre eux comme un traitement miraculeux de leurs problèmes, un traitement qui donne sens à une vie qui n’en avait pas, qui partait à vau-l’eau.
Cette dimension de la radicalisation n’a pas été perçue. On a tenu des raisonnements très généraux d’ordre sociologique, sur l’idéologie de Daech ou d’Al-Qaïda sans se soucier de la réalité de ces jeunes, de leur état psychologique. Il ne s’agit pas de les excuser car ils sont responsables de leur choix, mais de comprendre les ressorts qui conduisent à la radicalisation pour pouvoir la prévenir et mettre en place des dispositifs qui permettent à certains jeunes d’en sortir. La géopolitique est elle aussi à prendre en compte, car le fait qu’il y ait des guerres au Moyen-Orient a créé des points d’appel à devenir un combattant et à se sacrifier.
Ces jeunes n'ont-ils pas peur de mourir ?
La mort est la suite logique d’un engagement total. On s’étonne devant le désir de mourir de ces jeunes, mais il y a 200 000 tentatives de suicide en France, 10 000 personnes mettent fin à leurs jours, dont 1 000 jeunes. Le désir de mourir n’est pas si exceptionnel. Certains jeunes radicalisés convertissent leurs pulsions suicidaires en autosacrifice. La vie dans ce monde leur paraît sans valeur, au regard de la promesse d’un autre monde merveilleux dans l’au-delà où il n’y a plus de frustration et où la jouissance est sans limites. D'ailleurs, l’idéologie islamiste a changé la notion de martyre. Avant les années 1970, elle correspondait dans la tradition de l’islam au statut de celui qui rencontre la mort en combattant. Il y a eu un remaniement complet de cette conception par le Hezbollah. Le martyre est devenu quelque chose de désirable. C’est ce qui a permis de conditionner des jeunes pour commettre des attentats-suicides. Mais parmi les jeunes jihadistes, il n'y a pas seulement ceux qui veulent mourir. Il y a aussi les délinquants qui sont en proie au sentiment de culpabilité. Le délinquant pense trouver dans l’engagement radical le moyen d’effacer son passé et, pour certains, de pouvoir continuer leurs actes criminels sous ouvert de l’autorité de Dieu, c'est-à-dire devenir un tueur légitime. Mais les sentiments altruistes de défense des victimes de l’oppression et de la guerre existent aussi. Le jihadisme n’est pas un bloc homogène, c'est une condensation de plusieurs motifs et de nombreux facteurs.
Pourquoi réfutez-vous le terme de "déradicalisation" ?
La notion de "radicalisation" s’est imposée à partir de 2001 pour décrire les extrémismes, y compris non religieux. Mais, le terme "radical" signifie "la racine". Dans mon expérience clinique, les jeunes que j’ai rencontrés étaient souvent des déracinés et cherchaient dans la radicalisation religieuse un enracinement. Parler de "déradicalisation" équivaut à une proposition de nouveau déracinement. Qui peut accepter cela ? L’aide que l’on peut apporter à un jeune pour sortir de la radicalisation ne peut pas consister à vouloir le faire tourner dans le sens contraire. Le lavage de cerveau est un mensonge. Je pense qu’il faut abandonner le mot de "déradicalisation". Le Premier ministre Manuel Valls lui-même parle de contre-radicalisation et d’insertion. Les centres qui vont être créés sont des centres d’insertion et de citoyenneté. Cela veut dire que l’on donne une autre chance aux personnes qui ont pris cette voie, on les aide à retrouver leur place dans la société, lorsqu’ils n’ont pas commis de violence. Il y aura une prise en charge au long cours avec une aide psychologique. Il s’agit de leur permettre de se reconstruire, en retrouvant leur singularité, car le fanatique est une sorte d’automate religieux qui parle comme un perroquet. Il faut donc reprendre avec eux le fil de leur histoire, les considérer comme des gens responsables et pas comme des victimes.
Peut-on en conclure que les jihadistes peuvent se réinsérer socialement ?
Les jihadistes, c’est un autre problème. Les jeunes qui sont au début du processus de radicalisation ou qui n’ont pas franchi le stade de la violence, peuvent se ressaisir. Mais il faut rester modeste, on ne pourra pas sortir tout le monde de cette voie. Le modèle de l’aide que l’on peut apporter n’est pas stabilisé. Il va se construire avec l’expérience. Quoi qu’il en soit, il faut considérer ces jeunes comme responsables et capables d’intelligence et non pas comme des "gogos" pour reprendre le terme de Boris Cyrulnik [psychiatre français, auteur de "Ivres paradis, bonheurs héroïques”, NDLR]. Il faut respecter l’homme qui s’est fourvoyé et l’ennemi, ne pas les considérer comme des naïfs ou des imbéciles. Même si nous condamnons cet engagement, il ne faut pas réduire les radicalisés à des fous. Si on traite les gens comme des fous, ils le deviennent encore plus. Il faudra aussi une réflexion juridique sur le statut de cette aide. Sur quelle base va-t-on admettre les gens dans ces centres ? Pour le premier centre, il s’agira de volontaires. Mais après ?
Vous affirmez que le monde musulman ne sera pas religieux à la fin du XXIe siècle. Or, la tendance est plutôt inverse actuellement...
Parmi les raisons qui ont donné à la religion cette place dans le monde musulman, il y a d’abord une crise majeure dans la civilisation, consécutive à l’entrée dans la modernité à une vitesse étourdissante. L’autre cause concomitante est la défaillance des régimes politiques qui n’ont pas su prendre soin des populations, abandonnées à la crainte et au désespoir. C’est ce qui a fait de la religion un recours. Mais beaucoup de musulmans ont compris que la religion ne pouvait pas répondre à leurs aspirations d’une vie meilleure. Les populations qui ont participé à ce qu’on appelle "le printemps arabe" n’ont scandé aucun slogan religieux. Elles ont réclamé des droits sociaux et politiques, elles voulaient du travail et de la liberté. De bout en bout du monde arabe, les individus ont crié et chanté le vers d’un poète tunisien des années 1930 qui dit : "Quand le peuple veut, le destin doit répondre (ou plier)". Pour les religieux, ce vers est blasphématoire car le destin est entre les mains de Dieu. Ainsi, les manifestants ont-ils proclamé la supériorité de la volonté humaine sur celle d’un Dieu qui fixe le destin de ses créatures. C’est cela le désir de sortir d’une religiosité accablante. Ce désir s’est fait entendre, il a été étouffé, il reviendra. D’autre part, quand on parle aujourd’hui avec les gens dans le monde musulman, il y a un sentiment de dégoût par rapport à l’utilisation par l’islamisme extrémiste de la religion. Certains sortent même de l’islam. Ils sont horrifiés car chaque jour amène son lot d’humains déchiquetés, parce qu’on a décidé qu’ils devaient mourir au nom de Dieu. La majorité des musulmans ont peur pour leurs enfants, pour l’avenir de leurs sociétés. Il y a un rejet profond de la violence au nom de l’islam, qui a commencé à se manifester, mais je crois qu’on entend davantage le fracas des violents. Les musulmans sont en train de comprendre qu’ils n’ont pas besoin d’être surmusulmans mais juste musulmans. Ils ont bien constaté que lorsque les islamistes sont arrivés au pouvoir, ils n’ont rien proposé d’autre que le moralisme et la répression des mœurs. La fin de l’islamisme est à portée de ce siècle.