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Cannes, jour 6 : les plus belles histoires d'amour sont américaines

Il aura fallu attendre deux réalisateurs américains pour que la compétition s'adoucisse. Avec "Paterson", Jim Jarmusch livre un film-poème d'une tendresse infinie, tandis que Jeff Nichols transcende l'amour avec le bien-nommé "Loving".

Les Rita Mitsouko l’ont chanté : "les histoires d’amour finissent mal… en général". Tout est dans la deuxième partie du refrain. En deux films présentés coup sur coup en compétition, le Festival de Cannes vient en effet de nous démontrer que les passions amoureuses ne s’achèvent pas obligatoirement sur de la vaisselle brisée.

Après les amours déçues d’"American Honey" et fantasmées de "Mal de pierres", nous avions besoin d’un petit remontant affectif susceptible de raviver notre foi dans les sentiments. C’est chose faite avec "Paterson" et "Loving", deux petites merveilles de tendresse venues des États-Unis.

Rimes, palimpseste et oxymore

La première est signée Jim Jarmusch. Cinéaste coutumier de la Croisette (où il fut découvert en 1983 avec "Stranger than Paradise" avant de recevoir le Prix du jury en 2005 pour "Broken Flowers"), l’ancienne figure de proue du cinéma indépendant américain a pris pied dans la compétition 2016 avec une œuvre poétique d’une rare sérénité. Le terme "poétique" n’est ici en rien galvaudé : "Paterson" adopte la structure d’un poème en sept strophes (comme autant de jours dans la semaine) approximativement calqués les uns sur les autres à la manière d’un palimpseste. La belle idée étant de dire, sans asséner, que chaque journée vaut la peine d’être vécue puisqu’elle est une version améliorée de la précédente.

Au-delà de sa structure, le 12e long-métrage de Jim Jarmusch regorge de procédés cinématographiques empruntant à la rhétorique littéraire (encore une histoire de calque). Ici, l’art de la rime consiste en de redites visuelles et dialoguées (on voit des jumeaux partout, on discute des mêmes sujets, on vit les mêmes situations), où se nichent d’amusants clins d’œil. Aussi Adam Driver (excellent) interprète-t-il un chauffeur de bus ("driver" en anglais) appelé Paterson, tout comme la ville du New Jersey où se déroule le film et qui est connue pour avoir vu naître Allen Ginsberg, poète-héraut de la Beat Generation.

Porté par ce haut patronage, Paterson consacre ainsi ses heures perdues à l’écriture de poésies qu’il consigne soigneusement dans un cahier appelé "carnet secret" par sa petite amie Laura (la Franco-Iranienne Golshifteh Farahani). Laura donc, comme la muse du poète italien Pétrarque, nous rappelle-t-on. Laura, pétillante jeune femme dispersée entre plusieurs lubies (la guitare, les cupcakes, la déco aux motifs noirs et blancs). Laura, que tout oppose au lunaire et taiseux Paterson. Qui ne se ressemble s’assemble. C’est simple comme tout, beau comme un oxymore.

On ne sait si le charme de "Paterson" opérerait de la même manière sans Adam Driver. À des années lumières de son rôle de méchant dans la nouvelle saga "Star Wars", le comédien joue à l’économie, laissant sa présence magnétique et sa voix, aussi grave qu’hésitante, faire corps avec l’œuvre de Jim Jarmusch. Il est tous les "Paterson" à la fois : le chauffeur, le poète, la ville et le film.

La grande Histoire pour transcender la petite

C’est aussi à Cannes que Jeff Nichols a remporté ses galons de jeune cinéaste américain prometteur. C’était en 2011 avec "Take Shelter", alors présenté dans la Semaine de la critique. Depuis, le jeune réalisateur de 37 ans se rend sur la Croisette en tant que prétendant à la Palme d’or. Après "Mud", reparti bredouille en 2013, c’est avec "Loving" qu’il participe cette année à la compétition cannoise. Et qu’il scelle définitivement sa place parmi les grands auteurs américains.

D’abord parce que son nouveau long-métrage témoigne de sa faculté à explorer tous les registres. Le réalisateur du drame allégorique "Take Shelter" est ainsi capable de passer à un film fantastique épuré comme "Midnight Special" à un récit historique comme "Loving" sans se départir de sa vision d’auteur.

Pour la première fois, Jeff Nichols s’est inspiré d’une histoire vraie. Celle des époux Richard et Mildred Loving (les biens-nommés) qui, dans les années 1950-1960, furent contraints de quitter leur Virginie natale parce qu’il était blanc, qu’elle était noire et qu’ils vivaient ensemble. Un crime pour cet État ségrégationniste où le métissage constituait, nous citons, "une menace pour la paix et la dignité". Leur cas est à l'origine d'un arrêt de la Cour suprême des États-Unis ouvrant la voie au mariage mixte sur tout le territoire américain.

On le perçoit dès la première scène : "Loving" n’est pas un film-dossier mais un film de personnages qui, à quelques escapades près, ne sort jamais du cadre familial que Richard et Mildred (Joel Edgerton et Ruth Negga, tous deux remarquables) essaient de se construire. Le tour judiciaire et médiatique que prendra leur histoire, d’ailleurs, dépasse le couple. Il n’intéresse guère non plus le réalisateur qui, à la manière d’un classique hollywoodien, s’appuie sur la grande histoire (avec un grand "h") pour transcender la petite. Plus qu’un plaidoyer politique ou un hommage à ceux qui ont œuvré pour les droits civiques, "Loving" est une grande histoire d’amour.

On a reproché à "Midnight Special" une retenue qui n’accordait que peu de place à l’émotion. Ici, Jeff Nichols lâche la bride, avance au galop dans les sentiments tout en évitant le point de non-retour larmoyant. Il suffit de voir les époux s’enlacer, s’embrasser ou, tout bêtement, se tordre de rire devant un programme télévisé, pour prendre la mesure de leur indéfectible affection. Tout chez eux transpire la tendresse, la compassion, et ce souci permanent de "prendre soin" de l’autre, qui demeure la grande obsession du jeune cinéaste américain. En dépit de son titre, "Loving" est une histoire d’amour qui n’a pas besoin de se dire "je t’aime". Jeff Nichols est un crack.