
La nomination, jeudi, d’un proche allié du président Porochenko au poste de procureur, sans les compétences requises, ravive les craintes d’un retour en arrière politique en Ukraine. Explications avec le correspondant de France 24 Gulliver Cragg.
La révolution de Maïdan, il y a deux ans, avait fait de l’indépendance de la justice l’un de ses idéaux. Le président ukrainien, Petro Porochenko, vient d’y mettre un frein.
En moins de 24 heures, jeudi 12 mai, le Parlement a nommé son proche allié Iouri Loutsenko procureur général, un poste jugé crucial par les Occidentaux dans la lutte contre la corruption. C’est la troisième fois en deux ans qu’un proche du chef de l’État est nommé à cette même fonction. Il succède à Viktor Chokine, qui a dû quitter son poste fin mars après avoir été accusé de couvrir la corruption et de saboter les réformes.
Loutsenko, ancien ministre de l’Intérieur et chef du groupe parlementaire présidentiel au Parlement, est "un politicien de longue date", "assez charismatique et apprécié", note Gulliver Craig. Il a joué un rôle important lors de la révolution orange de 2004, et "il a été en prison en même temps que Ioulia Timochenko sous le régime de Ianoukovitch."
Selon Petro Porochenko, cette nomination vise à redonner confiance en l'action du parquet. Iouri Loutsenko s'est lui-même dit impatient de "briser le système actuel, inefficace et en partie criminel".
Pas d'expérience judiciaire
Pourtant, ce choix a été vivement critiqué par certains parlementaires, et ce d’autant plus que, face au manque de compétence de Iouri Loutsenko, le président a dû supprimer une clause qui obligeait jusqu'ici le procureur général à justifier d’une expérience reconnue dans le monde judiciaire.
Pour faire voter ce changement de loi, qui avait été rejeté plusieurs fois par le Parlement, Petro Porochenko a joué la provocation en décidant d’annuler sa participation à un sommet anti-corruption à Londres.
"À la place, il est resté à Kiev pour faire un discours et probablement exercer une certaine pression sur les députés", explique Gulliver Cragg, correspondant de France 24 en Ukraine. "C’est grâce aux vote des indépendants, qui sont des pions des oligarques, que la mesure est passée", analyse le journaliste.
Selon lui, l’affaire a été expédiée en moins de 24 heures. "Une fois une loi modifiée, il faut la signature du président et une parution au journal officiel. Or cette fois, c’est un numéro spécial du journal officiel qui est sorti (…). Porochenko avait visiblement très hâte qu’il soit nommé procureur…"
Entrave à la séparation des pouvoirs
La proximité de Lutsenko avec Porochenko n’est pas que politique : "Ils sont ‘kum’, ce qui veut dire co-parrains, de la fille de Yuriy Stets, lui-même ministre de l’Information. C’est-à-dire que Lutsenko est parrain et que la femme de Porochenko est marraine de la petite. Il faut bien comprendre que cette relation est très importante en Ukraine, c’est comme s’ils étaient frères."
À cette nomination s’ajoute un autre scandale pour l’opposition, qui accuse Porochenko de renforcer sa mainmise sur le pays. Ihor Kononenko a ainsi été réinstallé jeudi à son poste de numéro 2 du bloc présidentiel au Parlement. Il avait pourtant été suspendu en janvier à la suite d’accusations de corruption.
L’opposition dénonce une entrave de plus à la séparation des pouvoirs. "Il y a le sentiment, en Ukraine, d’une dérive autoritaire, et que le président est déterminé à ne rien faire pour lutter contre la corruption", observe Gulliver Craig. Or la Commission européenne, tout comme les États-Unis et le Fonds monétaire international, réclament de Kiev une action importante en la matière, en contrepartie d'aides financières. Pour l’instant, la communauté internationale n’a pas commenté la nomination de Lutsenko.
"Un bon jour pour la 'kleptocratie'"
Iegor Sobolev, membre du parti pro-européen et anti-corruption Samopomich, ne se fait aucune illusion. "C’est un bon jour pour la 'kleptocratie' ukrainienne. (…) Sans l’aval du procureur général, il est impossible d’enquêter sur les affaires les plus importantes de corruption. (…) C’est une catastrophe pour le peuple, pour la démocratie et pour le futur de notre pays, car la société souhaite mettre un terme à la corruption mais n’a pas assez de moyens légaux pour le faire. La plupart des juges ainsi que le bureau du procureur général sont contrôlés par les oligarques. Ils rendent service à la corruption plutôt que de la contrer", affirme le député d’opposition à Gulliver Craig.
Et d’ajouter : "Notre problème, c’est que Porochenko, comme beaucoup d’autres ‘nouveaux’ dirigeants, sont en fait de l’ancienne école. Ils ont grandi avec (les anciens présidents) Kouchma, Ianoukovitch, ils sont nés grâce à cette ‘kleptocratie’."
Même au sein du parti présidentiel, certaines voix se sont fait entendre. Svitlana Zalishchuk, députée du parti de Porochenko (BPP, au pouvoir) mais appartenant à un groupe réformiste rebelle au sein du parti, explique à Gulliver Craig son choix de voter contre la nomination de Lutsenko. "Je pense qu’elle laisse peu d’espoir aux procureurs pour qu’ils aient les moyens d’agir contre la corruption au sein de l’administration actuelle. Mais d’accord, laissons lui une chance" lâche-t-elle en soupirant.