
La compétition a démarré sous les meilleurs auspices avec deux captivants films d'auteur : "Sieranevada", huis-clos claustrophobe dans l'intimité d'une famille roumaine, et "Rester vertical", hypnotisante cavale initiatique signée Alain Guiraudie.
Le coup d’envoi du Festival de Cannes vient à peine d’être donné que nous voilà déjà confrontés à un choix cornélien. Alors que Woody Allen vient de présenter son dernier film en ouverture, deux choix se sont offerts à nous : un dîner de fête sur la plage du Majestic en présence du réalisateur new-yorkais et de ses comédiens – à savoir Jesse Eisenberg, Kristen Stewart et Blake Lively – ou un drame familial roumain de deux heures 50 en présence de nos confrères journalistes. Entre les deux, le cœur aura beaucoup balancé avant de finalement pencher vers la deuxième proposition. Par amour du cinéma et faute de carton d’invitation.
En se rendant à la projection de "Sieranevada", premier film à concourir pour la Palme d’or, on avait de toute façon l’assurance de profiter, là aussi, d’un bon repas à la bonne franquette. Non pas aux côtés de la grande famille du cinéma mais en compagnie de la classe moyenne de Bucarest. Sauf que de repas, il n’y en aura pas. C’est là le tour de force du film de Cristi Puiu, qui n’avait encore jamais participé à la compétition : tenir en haleine son auditoire près de trois heures durant sur la promesse d’un déjeuner qui n’aura jamais lieu.
Huis-clos circonscrit entre les murs d’un modeste appartement, qui, au doigt mouillé, ne doit pas dépasser les 70 m2, "Sieranevada" est une fascinante expérience d’immersion sociologique, une plongée claustrophobe charriée par les mouvements de caméra et les tourments les plus intimes de la vie. Les sujets d’étude sont, ici, les membres d’une même famille réunis pour commémorer la mort d’un des leurs récemment disparu. Ce qui devait n’être qu’une expéditive obligation familiale va traîner en longueur. Notamment parce que le prêtre censé bénir le repas avant de passer à table se fait attendre.
Dans "Sieranevada", on attend le retardataire comme on attend Godot : en parlant de tout, de rien, de Walt Disney, de choux farcis, de théorie du complot (il est beaucoup question du 11-Septembre), de l’héritage communiste et des infidélités de l’oncle Tony. On s’écharpe verbalement et physiquement. On se console aussi. Autant de micro-événements relevant du domaine privé qui, par effet d’accumulation, agissent comme un reflet de la société roumaine, de son rapport un tantinet paranoïaque à l’Histoire, à la religion, à la classe politique.
Tenant d’un cinéma d’auteur qui n’a pas peur de se soustraire aux impératifs narratifs (on se souvient des longues scènes d’hôpital dans "La Mort de Dante Lazarescu"), Cristi Puiu offre ici une forme radicale du film de famille, loin des effets psychodramatiques d’un "Festen" ou des dialogues sur-écrits d’un "Cuisine et dépendances" du couple Jaoui-Bacri. Chez lui, le terme de "cellule", lorsqu’on désigne la sphère familiale, prend tout son sens. Les espaces sont confinés et les plans séquences étirés dans la longueur comme pour souligner le peu d’échappatoires possibles face aux obligations filiales. Reste une issue toutefois, celle de l’humour, soupape de décompression dont "Sieranevada" n’est pas avare. Et qui trouve son point d’orgue à la toute fin du film lorsque les convives une fois passés à table sont pris d’un irrépressible fou rire. Et nous avec.
"Il n’y a pas de scénario"
On s’amuse aussi beaucoup chez Alain Guiraudie. Là encore, sur le papier, pas de quoi se taper sur les cuisses. Son film, "Rester vertical", suit le parcours initiatique d'un jeune scénariste prénommé Léo, (Damien Bonnard), sorte de brebis égarée des temps modernes qui va peu à peu sombrer dans la marginalité après que sa petite amie (lndia Hair) le laisse seul avec leur nouveau-né. Promu en compétition après avoir fait sensation dans la sélection 2013 d’Un certain regard avec l’envoûtant "L’Inconnu du lac", le premier cinéaste français à entrer dans la course cette année (ils sont quatre au total) renoue ici le "beau bizarre" sur lequel il a forgé son style si singulier.
Cavale hypnotique entre les causses de la Lozère et les rues bétonnées de Brest, "Rester vertical" défile à la manière d’un rêve hantant une nuit fiévreuse : sans ligne directrice apparente. Comme si le récit se construisait minute par minute par le recyclage dans une même boucle des obsessions du cinéaste. Aux premiers rangs desquels l’amour, le sexe et la mort, sainte trinité de la psychanalyse qu’il peut convoquer dans une même scène (notamment dans une séquence de suicide assisté qui fera date). En cela, le cinquième long-métrage d’Alain Guiraudie apparaît comme son film le plus personnel. Conscient qu’il laisse ici sa psyché prendre les commandes, le réalisateur se paie même le luxe de dire par la voix de son personnage, alors en proie au syndrome de la page blanche, qu’il n’a "pas de scénario".
Rares sont les metteurs en scène français qui, comme Guiraudie, jouisse (c’est le mot) d’une telle liberté de ton et de création. Son cinéma a beau être frontal (comme lorsqu'il montre plein cadre un accouchement ou un sexe de femme façon "L'Origine du monde"), il demeure sincère. Combien parmi ses pairs peuvent conclure leur film sur une scène surchargée de symboles bibliques (un paysage désertique, un berger aux allures de prophète, un agneau, un loup…) sans se couvrir de ridicule ?
On ne pouvait imaginer meilleure entrée en matière pour la course à la Palme d’or. D’autant que le réalisateur français comme son confrère roumain Cristi Pui sont de nouveaux entrants dans le concours. Gageons que ce prélude soit le signe annonciateur de ce qu’on espérait au moment de l’annonce de la sélection officielle il y a un mois par Thierry Frémaux : un retour en grâce du cinéma d’auteur sous les feux médiatiques de la compétition.