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L’Érythrée de l’intérieur

Parmi les réfugiés africains en Europe, les plus nombreux viennent d'Érythrée. Pourquoi ? Le gouvernement ne donne pas souvent de visas à des journalistes occidentaux. France 24 a pu passer six jours sur place. Carnet de route de Nicolas Germain.

Il est une heure du matin quand l’avion se pose sur le petit aéroport d’Asmara, la capitale de l’Érythrée – située à 2400 mètres d’altitude. Cela fait exactement dix ans que je ne suis pas venu ici. À l’époque c’était mon premier emploi, correspondant pigiste pour l’AFP et RFI, pendant deux ans.

Mais ces dernières années, il n’y avait aucun correspondant étranger en Érythrée. Pratiquement aucun visa délivré aux journalistes occidentaux. C’est depuis quelques mois que l’on note une inflexion : des reporters britanniques, italiens et maintenant français ont été acceptés pour quelques jours. Ainsi, avec mon collègue Romeo Langlois, nous avons pu obtenir un visa pour nous rendre six jours dans ce pays méconnu de la corne de l’Afrique.

>> À voir sur France 24 : "L'Érythrée, surnommée la Corée du Nord de l'Afrique, tente de redorer son image"

Depuis mon dernier passage, peu de choses ont changé : le même président, Issayas Afeworki, est aux commandes (depuis l’indépendance en 1993), il n’y a toujours qu’un seul parti et aucune presse indépendante. Mais je constate qu’il y a moins de militaires dans les rues, moins de check-points sur les routes vers Keren ou le port de Massawa.

5 000 personnes fuient le pays chaque mois

Pendant ces six jours, nous avons souvent été accompagnés d’un employé du ministère de l’Information lors de nos reportages. Mais pas tout le temps. Plusieurs fois nous avons pu tourner dans la capitale Asmara seuls, interroger des passants… qui le plus souvent évitaient nos questions, surtout lorsqu’elles portaient sur le gouvernement.

D’après l’Onu, quelque 5 000 personnes fuient le pays chaque mois. En cause, la pauvreté, l’absence de liberté d’expression, mais surtout, selon les témoignages que nous avons recueillis, un service national mal rémunéré et à durée indéterminée. Selon les cas il peut durer deux ou quatre ou six ans, et parfois plus d’une décennie. Ce service, cela peut être un emploi dans l’armée ou dans un bureau ou un café.
Un jour, sur la route entre Asmara et Keren, nous voyons une vingtaine d’hommes, une masse à la main, qui fracassent d’énormes cailloux. Ils nous disent qu’ils font leur service national et qu’ils sont mal payés. Non, "c’est un service volontaire" corrige vite leur superviseur.

Les autorités justifient le service national à durée indéterminée en raison des tensions frontalières avec l’Éthiopie - depuis la guerre de 1998-2000 qui avait fait 80 000 morts. L’accord de paix prévoyait que la bourgade de Badme irait à l’Érythrée mais à ce jour elle est toujours occupée par l’Ethiopie. Asmara reproche à la communauté internationale de ne pas faire assez pour forcer Addis Abeba à accepter l’accord. Pour le gouvernement, les occidentaux favorisent trop l’Éthiopie qui est près de vingt fois plus peuplée que l’Érythrée.

Mais les tensions entre les deux pays sont-elles réellement toujours fortes ? Plusieurs officiels nous ont suggéré que la situation le long de la frontière était plutôt calme. Cela fait 16 ans qu’il n’y a pas eu d’incident majeur. Nous n’avons pas obtenu l’autorisation pour aller filmer cette zone.

Certains analystes soulignent, à juste titre, que l’on parle beaucoup plus des violations des droits de l’homme en Érythrée qu’en Éthiopie, alors que ce gouvernement a lui aussi un piètre bilan en la matière. Résultat, le taux d’octroi de l’asile politique aux Érythréens est beaucoup plus élevé en Europe que pour d’autres ressortissants africains. Il atteint même plus de 90 % en Allemagne, en Suisse et dans les pays scandinaves qui sont les principales destinations. Mais depuis peu un tournant a été amorcé. Certains pays comme le Danemark et le Royaume-Uni donnent désormais moins facilement le statut de réfugié aux Érythréens.

"Honteux de soutenir un tel régime"

Face au nombre toujours croissant de migrants érythréens, l’Union européenne vient d’annoncer un plan pour octroyer 200 millions d’euros à Asmara. "C’est honteux de soutenir un tel régime", nous dira hors caméra un Érythréen anti-Issayas. "L’Europe qui critiquait ce régime, décide de lui donner beaucoup d’argent pour limiter l’afflux de réfugiés, alors même que le gouvernement ne fait aucune promesse de réformes ou de libération de prisonniers politiques."

Quand nous demandons à Yemane Gebreab, l’un des dirigeants du parti unique, si les onze leaders arrêtés en 2001 après avoir critiqué le président sont toujours en vie, il dit que l’Érythrée ne répond pas à ce type de question "pour des raisons de sécurité nationale".

Si les autorités n’ont pas souhaité que l’on filme la frontière avec l’Éthiopie, elles ont en revanche organisé une visite de la mine de Bisha. Une mine détenue à 60 % par le canadien Nevsun et à 40 % par l’État érythréen. Posséder une part importante des entreprises du pays, telle est la stratégie de ce gouvernement issu d’une guérilla marxiste. Un mouvement qui a mené une lutte pour l’indépendance de l’Érythrée pendant trente ans, de 1961 à 1991, contre son grand voisin l’Éthiopie.

Le partenariat public-privé, c’est aussi le cadre choisi pour le projet mené avec la firme italienne de BTP Piccini. L’objectif est de construire des centaines de nouvelles maisons. Sur le site de l’entreprise près d’Asmara, beaucoup des employés érythréens nous disent être des soldats rémunérés 2400 Nakfa par mois (160 euros).

"Les touristes vont arriver"

Dans ce pays très pauvre, où le gouvernement rechigne à publier des données économiques, certains misent néanmoins sur le potentiel touristique de l’Érythrée : la somptueuse architecture art déco d’Asmara, la Mer rouge et ses îles Dahlak, le vieux centre ottoman du port de Massawa. L’italo-érythréen Primo Giovanni Gebremeskel est le propriétaire de l’immense Grand Hôtel Dahlak à Massawa. Il déambule lentement dans ce bel édifice, et nous explique, le regard mélancolique, que presque toutes les chambres sont vides. "Mais dans les prochaines années les touristes vont arriver", espère-t-il.

Les partisans du régime notent que certains facteurs plaident en faveur du développement du tourisme : il n’y a pas d’insécurité en Érythrée, pas de graves problèmes entre les ethnies, entre les religions musulmane et chrétienne, peu de corruption comparé à beaucoup d’autres pays africains. Ils soulignent l’existence de nombreux cafés internet à Asmara avec wifi, même si la connexion est diablement lente (et il n’y a toujours pas de 3G). Enfin, il n’y a pas de culte de la personnalité comme en Corée du Nord. Dans les rues d’Asmara nous avons vu une seule affiche du président, entouré de nombreux Érythréens.

L’opposition (qui est en exil), elle, pointe la difficulté d’obtenir un visa pour les touristes, et les permis de déplacements exigés pour les étrangers en Érythrée lorsqu’ils veulent quitter la capitale. À Asmara nous avons rencontré quelques Érythréens qui ont grandi en Europe ou aux États-Unis et qui après leurs études universitaires sont venus vivre dans leur pays d’origine. Ils soutiennent le gouvernement, rappellent que l’éducation et la santé sont gratuites ici, et nous affirment que le pays est petit à petit en train de s’ouvrir. Mais certains diplomates sont plus sceptiques. Pour eux, peu de choses évolueront tant que le président Issayas, 70 ans, en poste depuis 1993, restera seul maître à bord.