logo

L’islamisme et la gauche Tartuffe : entretien avec Jean Birnbaum et Brigitte Stora

Les racines du malaise de la gauche avec l’islam et les musulmans en général sont elles à chercher du côté de la révolution algérienne? Deux livres dont la lecture s’avère indispensable nous invitent à le penser. Sylvain Attal reçoit Jean Birnbaum et Brigitte Stora pour en discuter.

Dans “Un silence religieux” (aux éditions du S euil), Jean Birnbaum, rédacteur en chef du Monde des livres, affirme que le rôle joué par l’islam dans le projet politique des cadres du FLN était, dès les prémices, primordial. Il convoque à la barre deux intellectuels à l’irréprochable parcours anticolonialiste, Paul Thibault et Pierre Vidal-Naquet. Dans un entretien croisé donné à la revue Esprit en 1995, ce dernier soutient que ce n’est qu’après le soulèvement populaire contre le régime, en octobre 1988, que l’on a commencé “à réaliser ce qui se passait et à saisir le rôle de l’islam”. Vingt-deux ans plus tôt, la même revue avait refusé un texte documenté et accablant signé du “pied rouge” Pierre Maillot traitant des ravages de l’arabisation et de l’islamisation du pays. Quatre ans seulement après l’indépendance... La conclusion de ce compagnon de route désenchanté est que le FLN avait une face “internationaliste et laïque” à usage externe et une autre, à usage interne, “nationaliste et religieuse”. Maillot réalisera - tardivement - ce que les leaders FLN savaient dès le départ : “Dans cette guerre, il n’était pas question de combattre pour le socialisme [...] ou les libertés démocratiques. [...] Il s’agissait de djihad . Je comprenais [...] que le FLN n’aurait jamais eu le soutien des masses populaires avec les thèmes de démocratie, révolution, laïcité, modernité, bref avec les thèmes occidentaux qu’il gardait pour sa politique extérieure.”
En 1980, quelque-temps après la révolution des mollahs à Téhéran, le père de la révolution, Ahmed Ben Bella viendra, dans un entretien au Monde, confirmer l’emprise de la tradition islamique dans la genèse de l’Algérie nouvelle : “Plus que l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant , non seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace, mais aussi parce que le concept culturel, le fait de civilisation doit commander tout le reste.”
De tels exemples de mise en application de ces principes (souvent aux dépens des femmes, toujours aux dépens des non-musulmans), fourmillent dans l’essai politico-philosophique de Birnbaum.
Mais les intellectuels de gauche ne voulaient rien voir, rien entendre. Ce n’étaient à leurs yeux que des anecdotes sans réelle signification. Pire, cela “alimentait les fantasmes de l’extrême-droite” en salissant une cause sacrée.
On retrouve l’Algérie, au cœur du récit de Brigitte Stora, “Que sont mes amis devenus” ( aux éditions Le bord de l’eau). Cette ancienne militante de la LCR (ancêtre du NPA), restée anticolonialiste et internationaliste, y est née, deux ans avant l’indépendance. Ses parents - qui n'étaient pas Pieds-noirs, mais juifs d’Algérie et tout de même Français depuis le décret Crémieux - haïssaient le milieu de l'“Algérie Française”. Pourtant, ils ont dû eux-aussi constater que “leur monde s’écroulait” et faire leurs valises. Il y avait eu des signes avant-coureurs de ce qui risquait de se passer. Comme ce cousin de sa mère, Jacques, un brave gars qui avait plein d’amis musulmans et que l’on retrouva un jour décapité.
Brigitte Stora, journaliste, militante et juive fut de tous les combats féministes, sociaux et internationalistes. Pour les kanaks, les femmes dans les pays arabes, et bien sûr la marche des beurs. Beaucoup d’amitiés se sont naturellement nouées en ces occasions entre Algériennes “immigrées” au pays des anciens colonisateurs.
Mais aujourd'hui, la journaliste doit bien constater que même quand ces liens ont su être préservés, dans le meilleur des cas, “une distance s’est installée”. Un malaise, voire un fossé. L’antiracisme n’est plus un front uni. Malgré les massacres commis par les islamistes en Algérie dans les années 90, malgré la mise en coupe réglée de la société par les barbus et encouragée par le régime pour prix de sa tranquillité politique, certaines de ses sœurs d’armes préfèrent expliquer, justifier ou se taire. Quand elles ne rejoignent pas les “Indigènes de la République”, Dieudonné ou Soral. D’autres se taisent par culpabilité d’avoir dû quitter un pays où elles étaient pourtant menacées de mort, de peur d’être jugées par les leur, de ne jamais pouvoir rentrer au bled. Car les islamistes ont su faire fructifier la frustration des Arabes victimes de racisme et de discrimination. Ou de ceux qui ont décidé un jour qu’ils avaient été les “cocus” de la marche des beurs. Alors au lieu de s’unir dans la dénonciation de l’islamisme, certaines préfèrent les diatribes contre l’Occident , l’Amérique et Israël. Jusqu’à l’antisémitisme le plus trivial. Et quand elle est témoin de ces dérapages dans son milieu de militants de gauche, elle est souvent la seule à s’en indigner. La plupart du temps, on préfère ne pas relever, parler d”hystérie”. Voici comment, à gauche, on finit par fermer les yeux sur l’innommable.