logo

Trinité-et-Tobago, un précieux allié stratégique pour Washington face au Venezuela
Officiellement fondée sur la lutte contre le narcotrafic et sur la sécurité régionale, la coopération militaire entre les États-Unis et l'archipel caribéen de Trinité-et-Tobago s’est intensifiée ces dernières années. Aujourd'hui, elle offre aux États-Unis un point d’appui stratégique aux portes du Venezuela, dans un contexte de regain d’influence américaine en Amérique latine.
Le secrétaire d'État américain Marco Rubio et la Première ministre de Trinité-et-Tobago Kamla Persad-Bissessar, à Washington, le 30 septembre 2025. © Mark Schiefelbein, AP

Trinité-et-Tobago, jusque-là discret archipel producteur de gaz naturel, devient l'avant-poste du bras de fer américain avec Caracas. Alors que le président Donald Trump accentue sa pression sur le Venezuela, un navire de guerre lance-missiles américain, l'USS Gravely, est arrivé dimanche 26 octobre à Port-d'Espagne, capitale de l'archipel de Trinité-et-Tobago, situé à une dizaine de kilomètres seulement des côtes vénézueliennes.

En parallèle, le gouvernement de l'archipel anglophone de 1,4 million d'habitants avait annoncé l'arrivée d'une unité de marines pour des exercices communs avec l'armée trinidadienne.

Ces événements surviennent alors que Washington a déjà, dans les semaines précédentes, déployé sept navires de guerre dans les Caraïbes et un dans le golfe du Mexique, officiellement dans le cadre d'une opération contre le narcotrafic. Une opération qui vise particulièrement le Venezuela et son président Nicolas Maduro, que Donald Trump accuse, sans fournir de preuves, d'être le chef du gang du crime organisé Tren de Aragua, justifiant ses frappes militaires contre des bateaux présumés transportant de la drogue dans les eaux des Caraïbes.

Selon le Pentagone, au moins 32 personnes ont été tuées jusqu'à présent dans neuf frappes américaines.

La consolidation de cette alliance militaire américano-trinidadienne offre à Washington un point d’ancrage stratégique dans les Caraïbes, à portée immédiate du Venezuela. Mais si le gouvernement trinidadien présente cette coopération comme un partenariat sécuritaire et économique, une partie de la société civile y voit une atteinte à la souveraineté nationale et un dangereux retour des logiques impériales dans la région.

Trinité-et-Tobago, un précieux allié stratégique pour Washington face au Venezuela
Le destroyer américain USS Gravely approche Port-d'Espagne pour participer à un entraînement conjoint avec les forces armées de Trinité-et-Tobago, le 26 octobre 2025. © Andrea de Silva, Reuters

Un partenariat ancien renforcé par Trump

Les liens entre les États-Unis et Trinité-et-Tobago ne datent pas d’hier. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient déjà établi des bases militaires sur plusieurs îles caribéennes, y compris Trinité, dans le cadre d'accords stratégiques avec le Royaume-Uni, laissant un certain héritage de coopération militaire dans la région.

Après l’indépendance de Trinité-et-Tobago en 1962, les relations entre les deux pays sont restées cordiales mais discrètes. Les États-Unis avaient déjà un œil sur la région pour des raisons stratégiques et énergétiques, mais sans implication militaire directe.

C’est surtout depuis 2022 que la donne a changé. Avec la dégradation des relations entre Washington et Caracas, l’archipel caribéen est devenu un partenaire stratégique de premier plan. Plusieurs accords de coopération sécuritaire ont été signés ces dernières années, permettant à Washington de renforcer sa présence dans la région sous couvert de lutte contre le narcotrafic. En 2023, les États-Unis ont par ailleurs ouvert un bureau régional de sécurité à Port-d'Espagne, la capitale de l'État insulaire.

Cependant, sous Joe Biden, la politique américaine était plutôt dans la continuité d'une présence discrète, axée sur la coopération régionale et la lutte contre le narcotrafic, mais sans grand déploiement militaire visible dans les Caraïbes.

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, les États-Unis adoptent désormais une posture beaucoup plus interventionniste en Amérique latine, notamment vis-à-vis du Venezuela. Le président américain intensifie les pressions sur le régime de Nicolas Maduro et utilise Trinité-et-Tobago comme un avant-poste de dissuasion face au Venezuela, y déployant des moyens militaires inédits dans la région.

À (re)lire "Force létale", "truc de fous" : que se passe-t-il entre le Venezuela et Trinité-et-Tobago ?

Au cours de l'été, les États-Unis ont intensifié leurs actions en mer des Caraïbes et dans le golfe du Mexique, ciblant ce qu'ils présentaient comme des navires impliqués dans le trafic de drogue.

En juin dernier, alors que le Venezuela et Trinité-et-Tobago s'affrontaient verbalement – les autorités vénézuéliennes, qui dénoncent régulièrement être la cible de complots, avaient annoncé avoir arrêté des "mercenaires" trinidadiens armés sur leur territoire –, la Première ministre trinidadienne, Kamla Persad-Bissessar, avait réaffirmé son alignement sur les États-Unis : "Aucune rhétorique du gouvernement Maduro ne pourra créer une quelconque division entre ce gouvernement et le gouvernement américain. Nous soutenons fermement le gouvernement américain sur les questions concernant le Venezuela."

Depuis, Kamla Persad-Bissessar a été reçue le 30 septembre à Washington par le secrétaire d'État américain Marco Rubio, avec lequel elle a conclu des accords sur le développement des ressources énergétiques transfrontalières.

Les ressources énergétiques comme levier de rapprochement

La dimension énergétique dans les relations américano-trinidadiennes est en effet centrale, Trinité-et-Tobago étant un acteur énergétique important dans les Caraïbes, notamment en tant que producteur de gaz naturel liquéfié (GNL). Cependant, sa proximité géographique avec le Venezuela – qui dispose, lui, de vastes réserves de pétrole et de gaz – rend les ressources transfrontalières particulièrement sensibles.

Les États-Unis demeurent le principal partenaire commercial de l'archipel, et l'un des premiers investisseurs dans le secteur du GNL, moteur de l'économie trinidadienne. Une dépendance qui limite considérablement la marge de manœuvre de Trinité-et Tobago sur la scène régionale.

En 2020 déjà, Trinité-et-Tobago avait annulé unilatéralement l'accord de développement conjoint du gisement gazier Dragon avec le Venezuela, invoquant l'impossibilité de travailler avec PDVSA – entreprise pétrolière publique, pilier de l'économie vénézuélienne – en raison des sanctions américaines.

Récemment, lorsqu'il a été question pour Port-d'Espagne de développer avec Caracas des gisements gaziers transfrontaliers, l'archipel s'est heurté au veto américain. La révocation, en avril, des licences permettant à Trinité-et-Tobago d'exploiter des champs situés en zone partagée avec le Venezuela a mis fin à toute coopération bilatérale.

S'aligner avec les États-Unis permet à l'archipel caribéen de sécuriser un partenaire puissant pour l'exploration et le développement de ses ressources énergétiques. Trinité-et-Tobago obtient ainsi un soutien technique et financier, mais aussi une forme de protection politique.

À Trinité-et-Tobago, les craintes d'une perte de souveraineté

Dimanche, alors qu'accostait l'USS Gravely, des dizaines de personnes se sont rassemblées pour manifester devant l'ambassade américaine à Trinité-et-Tobago, exprimer leurs inquiétudes et appeler à la paix.

"Il s'agit d'un navire de guerre qui restera ancré ici pendant plusieurs jours, à quelques kilomètres seulement du Venezuela, en cas de menace de guerre", a dénoncé David Abdulah, leader du parti Mouvement pour la justice sociale, estimant que Trinité-et-Tobago n'aurait jamais dû autoriser le navire de guerre à pénétrer dans ses eaux. "C'est une abomination."

De son côté, la cheffe de l'opposition Pennelope Beckles-Robinson a demandé plus de détails à la Première ministre sur le déploiement du destroyer américain, déclarant que la situation lui rappelait l'invasion en 1983 par les États-Unis de l'île voisine de la Grenade dans le cadre de l'opération "Urgent Fury". Cette opération militaire, qui faisait suite à l'assassinat du Premier ministre grenadien Maurice Bishop, avait été ordonnée par le président américain de l'époque, Ronald Reagan.

Dans un communiqué, Pennelope Beckles-Robinson rappelle que selon la déclaration des dirigeants de la Communauté caribéenne (Caricom) en date du 18 octobre, Trinité-et-Tobago ne partage pas la position commune régionale en matière de sécurité, ajoutant que "cet isolement diplomatique soulève de sérieuses questions sur l'orientation de la politique étrangère du gouvernement, et la compréhension par la Première ministre des préoccupations de sécurité régionale".

"La nation mérite de savoir pourquoi Trinité-et-Tobago a refusé de se joindre à ses partenaires des Caraïbes pour considérer la région comme zone de paix", poursuit-elle, précisant que l'opposition appelle donc la Première ministre à "s'adresser immédiatement à la nation sur l'état de l'économie, la sécurité nationale et la position régionale de Trinité-et-Tobago".

"La récente invasion de nos routes caribéennes et l'exécution extrajudiciaires de 32 hommes par les forces américaines, rendue possible par le silence et la complicité de la Première ministre Kamla Persad-Bissessar, constitue rien de moins qu'une profanation violente de la souveraineté de notre région", a estimé de son côté Abeo Jackson, activiste et animatrice de radio et télévision, au micro de TT Newsday, entourée d'une vingtaine de sympathisants.

Expliquant sur Instagram prendre la parole publiquement "afin qu'un jour – quand l'Histoire mesurera qui s'est tu et qui a parlé –, il y ait une trace que je ne suis pas restée assise sans rien faire", Abeo Jackson voit un autre objectif dans la présence américaine : "Soyons clairs : il ne s'agit pas de drogue, il s'agit de ressources naturelles, il s'agit de pétrole, il s'agit de pouvoir."

Pour afficher ce contenu , il est nécessaire d'autoriser les cookies de mesure d'audience et de publicité.

Accepter Gérer mes choix

"Trinité-et-Tobago, et plus largement les Caraïbes, ne peuvent être réduits à un terrain fertile pour les campagnes électorales américaines ou la politique du bord du gouffre vénézuélienne", écrivait le 30 septembre dans le Guardian Kenneth Mohammed, analyste spécialiste des Caraïbes. "Sans retenue – de la part de la Caricom, de l'ONU et de voix modérées dans l'hémisphère –, la région risque d'être entraînée dans un conflit dont elle n'est pas responsable."

Entre ambitions énergétiques et calculs stratégiques, Trinité-et-Tobago s’impose désormais comme un pivot essentiel de la présence américaine dans les Caraïbes. Au risque d’y fissurer l’équilibre fragile entre sécurité et souveraineté.