Près de 500 Calaisiens – dont une majorité de commerçants et d’entrepreneurs – se sont déplacés lundi à Paris pour alerter sur la situation de Calais, désertée par les touristes et frappée de plein fouet par la crise économique.
"On est tous en train de crever", explique Gilbert Poinsenet. De sa voix calme, le restaurateur de 70 ans s’excuse pour la crudité de l’expression, mais il n’a plus d’autre mot pour dire son désarroi. Depuis un an – soit depuis l’installation de la "jungle", plus grand bidonville d’Europe, sur la lande de Calais – la clientèle a déserté son restaurant, plongeant ses finances dans un marasme dont il ne voit plus le bout. Lundi 7 mars, Gilbert a donc laissé son épouse, déjà septuagénaire, gérer seule le Mirador, leur brasserie cossue aux allures de pub anglais du centre de Calais, pour venir manifester à Paris, aux abords des ministères des Finances, des Affaires étrangères, de l'Intérieur et de l'Élysée.
Comme lui, environ 500 Calaisiens sont "descendus à la capitale" pour exprimer leur colère. "Puisque l’État ne veut pas venir à nous, on va à lui", martèle à France 24 Frederic Van Gansbeke, porte-parole du rassemblement. Devant Bercy, les manifestants attendaient en début d’après-midi dans une ambiance bon enfant que leur délégation soit reçue par des membres des cabinets du ministre des Finances Michel Sapin et de Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères, en charge du tourisme.
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Pour la plupart commerçants, hôteliers ou restaurateurs, ces Calaisiens espèrent un coup de pouce d’urgence pour sortir la "tête de la vase", comme le dit Gilbert Poinsenet. En plus du plan d’aide territorial de 120 millions d’euros déjà promis par l’État, ils espèrent un moratoire fiscal, total ou partiel. "Il y a urgence. Car même si des mesures ont déjà été prises, les commerces qui ont déjà vu leur chiffre d’affaires baisser de 30 à 40 % ne vont pas pouvoir tenir longtemps avant de mettre la clé sous la porte", explique Yann Capet, député socialiste du Pas de Calais, venu apporter son soutien aux manifestants.
Calais, ville dangereuse ?
Alors que l’économie n’était déjà pas au beau fixe depuis 2008 dans cette agglomération de 72 000 habitants où le taux de chômage frise les 15 % - soit cinq points de plus que la moyenne nationale – les Calaisiens estiment payer un lourd tribut à la crise migratoire. Installée sur les côtes françaises de la Manche, Calais doit en effet sa fortune et son infortune à sa proximité avec les côtes anglaises. Dix millions de passagers transitent chaque année par son port, mais elle attire aussi des clandestins rêvant de traverser le détroit à tout prix. Un bidonville, dont une partie est désormais en cours de démantèlement mais qui a reçu jusqu’à 7 000 personnes, s‘est installée à sa périphérie.
De violents affrontements entre forces de l’ordre et migrants durant l’été 2015 et leur forte médiatisation - notamment dans la presse britannique – ainsi que les heurts plus récents lors du démantèlement du camp ont plombé l’image de la ville. Calais, autrefois célèbre pour sa dentelle et ses bières, est maintenant réputée "ville dangereuse". Les touristes – principalement britanniques et belges – ainsi que les routiers se tiennent désormais à l'écart de ce qui fut longtemps une étape incontournable entre la France et l'Angleterre. La cité Europe, un immense centre commercial à la sortie du tunnel sous la Manche, draine encore quelques voyageurs de passage, mais le centre de Calais, lui, est déserté.
"À la belle époque, on vivait grâce au tourisme des Anglais. On les mettait à la porte quand les frigos étaient vides, tellement on avait fait de couverts !" racontait Gilbert lorsque nous l’avions rencontré en décembre, à Calais. "Mais les Anglais ont eu peur. Ils préfèrent passer par Caen ou Zeebruges (en Belgique)", ajoutait le restaurateur dont le chiffre d’affaire a chuté de plus de 80 000 euros en 11 mois, l’obligeant à licensier sept employés.
L'office du tourisme intercommunal Calais - Côte d'Opale, a enregistré une baisse de fréquentation de 25 % entre 2014 et 2015. Quant à la fréquentation des Britanniques, habituellement les premiers visiteurs de la région, elle a baissé de 20 %. "La communication ne suffit plus à changer l’image de la ville, on n’a plus les moyens à nous seuls de faire revenir les Anglais", affirme Solange Leclerc, directrice de l’office du tourisme, qui espère la mise en place d’une campagne nationale et internationale pour redorer le blason de la ville.
Calais, ses plages, son général et ses Anglais
Car c’est aussi et surtout l’image de leur ville que ces Calaisiens sont venus défendre à Paris. Vétus de tee-shirts "I love Calais", les manifestants brandissent des pancartes : "Calais outragé… Calais brisé… Calais martyrisé" [sic], une adaptation locale du discours prononcé par le Général de Gaulle à la Libération de Paris, en août 1944. Les références au général vont d’ailleurs bon train dans la foule où ils sont nombreux à rappeller son mariage en 1921 à Calais, avec Yvonne Vendroux, une Calaisienne "pure souche". Mais l’Histoire a été éclipsée par l’actualité et les grandes dates du Calaisis effacées dans le brouillard de la "jungle".
"Aujourd’hui, Calais a une image de bidonville, mais elle ne peut pas être réduite à cela", insiste Frederic Van Gansbeke qui tient néanmoins à démentir toute tension entre locaux et migrants. "Les gens s’imaginent que les migrants vont les accueillir avec des battes de base-ball mais c’est pas du tout ça. On n’a rien contre les migrants, il faut bien comprendre cela !", poursuit-il, comme pour évacuer d'emblée toute récupération politique de la manifestation.
"Les Calaisiens ont une tradition d’accueil malgré la misère", confirme Pierre Nouchi, président du syndicat Umih (restaurateurs et hôteliers) au premier rang de la manifestation. "On n’est pas du tout en colère contre les migrants, au contraire ! Y a-t-il une autre ville de France où l’on accueille la misère du monde comme nous ? C’est ça qu’il faut voir à Calais : la beauté du Calaisien", insiste-t-il. "Et il faut voir nos plages aussi", ajoute une autre manifestante. "Et nos couchers de soleil !", poursuit un troisième. "C’est une ville historique, on a combattu les Anglais" , renchérit Alain Chao, commerçant à la retraite, en agitant le drapeau blanc et bleu de la ville.
"Nous sommes une des cinq villes de France à avoir un drapeau et c’est Charles VII qui nous l’a offert au XVe siècle pour nous récompenser de la guerre contre les Anglais", récite doctement ce Calaisien, "fier de sa ville", avant de reprendre sur un ton mi-martial, mi-amusé : "D’ailleurs, nous sommes toujours en guerre contre les Anglais : ils mettent leurs frontières chez nous et ils nous laissent gérer seuls la question des migrants au lieu de les accueillir !" Le retraité illustre le sentiment paradoxal qui unit les Calaisiens et les Britanniques. "Avec les Anglais, c'est l'amour vache", résume le député Yann Capet. "Ils nous ont fait la guerre pendant 100 ans et nous ennuient avec leur gestion de la crise migratoire mais on a besoin d’eux !"