Le journal d’opposition turc Zaman a été placé sous tutelle vendredi. Au lendemain de ce nouveau tour de vis du gouvernement, France 24 s'est entretenu avec Mustafa Edib Yılmaz, journaliste à Zaman.
Considéré par le gouvernement turc comme étant proche de l'imam Fethullah Gülen, ennemi juré du Président Recep Tayyip Erdogan, le quotidien Zaman a été placé sous tutelle vendredi 4 mars. Des centaines de personnes s’étaient rassemblées devant les locaux du journal dès vendredi soir pour manifester leur soutien aux journalistes et dénoncer un nouvel affront du gouvernement turc à la liberté de la presse.
Les manifestations se sont poursuivies samedi, tandis que dimanche, le journal affichait une ligne nettement progouvernementale pour sa première édition depuis sa prise en main par les autorités.
Mustafa Edib Yılmaz, journaliste politique et éditorialiste à “Zaman”, s’est adressé samedi 5 mars à France 24 depuis les locaux du journal, qui étaient encore sous contrôle de la police samedi soir.
France 24 : Pourriez-vous décrire ce qu’il s’est passé ce weekend chez Zaman?
Mustafa Edib Yılmaz : La police a fait une descente dans le bâtiment vers minuit vendredi soir et a évacué le journal vers 2 heures du matin. Si j’avais pu, je serais resté toute la nuit. Nous voulions nous assurer que la police ne place pas de fausses preuves dans le bâtiment durant notre absence parce qu’ils nous accusent d’avoir des liens avec le terrorisme [Ankara considère que le mouvement Gülen est un groupe "terroriste" NDLR].
Lorsque je suis arrivé au travail samedi matin, les policiers effectuaient des contrôles de papiers d’identité et dressaient la liste de personnes qui tentaient de s’introduire dans le bâtiment. J’ai réussi à passer au travers, mais certaines personnes ont été éconduites.
Depuis la fenêtre de mon bureau, j’ai pu voir des centaines de personnes scandant et chantant des slogans [l’agence de presse Reuters rapportait qu’environ 2 000 manifestants s’étaient massés aux abords du journal Zaman samedi, NDLR]. J’ai vraiment été surpris de voir que tout ce monde était revenu après la nuit de vendredi. C’est terrible, ce qu’il s’est passé. Les personnes qui étaient venues manifester pacifiquement pour nous soutenir ont été littéralement aspergées d’eau et de gaz lacrymogènes par la police. Certains de mes collègues ont pleuré en voyant cela. Beaucoup de ces personnes sont nos lecteurs, et j’ai été moi-même surpris par la diversité de la foule. Il n’y a pas que des personnes de gauches. Des femmes voilées conservatrices ont également pris part aux manifestations, parfois avec des enfants de 5 ou 6 ans.
Des voix se sont élevées pour regretter que l’Europe ne condamne pas plus fermement les entraves à la liberté de la presse qui se multiplient en Turquie. Qu’en pensez-vous ?
N’oubliez pas que la Turquie a entamé des démarches pour adhérer à l’adhésion à l’Union européenne. De tels agissements à l’égard de la presse devraient être considérés comme complètement inappropriés de la part d’un pays candidat ! Or, même si la Commission européenne s’est dit "très préoccupée", cela signifie, en réalité : "nous n’allons rien faire". Lundi, la Turquie et l’Union européenne ont rendez-vous pour un sommet sur les migrants. Vous allez voir : malgré les événements du week-end, il y aura des poignées de main et des sourires, comme si la Turquie était toujours un pays démocratique, qui prend ses responsabilités en tant que pays candidat.
L’Union européenne est bien plus puissante que la Turquie, économiquement et politiquement, mais étrangement, la Turquie semble imposer ses conditions. Je ne peux que tenter de deviner pourquoi. Je crois que l’UE a désespérément besoin de trouver des solutions à la crise migratoire, et qu’elle est prête à fermer les yeux sur certaines choses. Mais tout ne se réglera pas en une réunion, et je pense que lorsque l’on renonce aux idéaux qu’on avait promis de respecter, on se détruit. Le manque d’intérêt que nous subissons nous a laissé seuls et isolés, voire trahis.
Malgré la présence policière et les pressions exercées sur votre journal, vous n’avez pas hésité à vous exprimer sur Twitter ni à accepter notre demande d’interview. Avez-vous peur ?
Avoir peur est banal : aujourd’hui en Turquie, tout le monde a peur. Mais il y a une différence entre avoir peur et être empêché de parler. Il est crucial que le reste du monde soit au courant de ce qui se passe ici en Turquie. Lorsque les manifestants ont été aspergés de gaz lacrymogène vendredi, une seule chaîne de télé locale était sur place pour en témoigner. La seule autre source d’information à ce sujet était notre site Internet. Autrement dit, il y a de fortes chances pour que les gens qui se sont contenté de lire ou regarder les autres grands médias turcs ce weekend soient passés à côté de l’information. Je me devais de prendre la parole, parce la plupart des autres voix ont été muselées.