
Le leader nationaliste serbe de Bosnie Milorad Dodik s'adresse à ses partisans lors du rassemblement "Srpska Is Calling You" ("La Srpska vous appelle"), à Banja Luka, le 18 avril 2024. © Elvis Barukcic, AFP
La Bosnie-Herzégovine est en proie à une nouvelle crise institutionnelle majeure. Formellement déchu mercredi 6 août de son mandat de président de la Republika Srpska, l'entité serbe de Bosnie, après un long feuilleton judiciaire, Milorad Dodik refuse de partir.
Âgé de 66 ans, le chef des Serbes de Bosnie a été condamné vendredi 1er août par une cour d'appel de Sarajevo à un an de prison et une interdiction d'exercer pendant six ans la fonction de président de la Republika Srpska (RS). Il était accusé de ne pas avoir respecté des décisions du Haut représentant international en Bosnie-Herzégovine, une instance mise en place par les accords de Dayton ayant mis fin à la guerre dans le pays en 1995. Milorad Dodik, qui menace régulièrement de faire sécession de Bosnie-Herzégovine, refuse de reconnaître la légitimité de cette instance.
La décision a sans surprise été rejetée par le chef serbe à la tête de la RS depuis 2006, qui a dénoncé un "coup" contre l'entité serbe et un procès "politique".
"Je n'ai commis aucun acte criminel prévu par les lois de la Bosnie-Herzégovine. [...] Je n'accepte pas cette décision [...] orchestrée par l'Union européenne", a-t-il martelé, appelant à une "riposte" des institutions de la RS. Dans la foulée, celui-ci a annoncé la tenue d'un référendum sur sa politique. "Je suis là et je resterai là", a-t-il assuré.
Avec cette annonce, Milorad Dodik menace directement l'intégrité territoriale du pays dans lequel deux entités autonomes – la Republika Srpska et la Fédération de Bosnie-Herzégovine – cohabitent sous le contrôle d'un gouvernement central aux pouvoirs limités. Au-dessus de lui, le Haut représentant international est doté de larges pouvoirs, comme celui d'annuler ou d'imposer des lois, ou encore de nommer des responsables.
Devant ce nouveau sursaut de tensions internes et l'érosion de la légitimité de l’État central, la communauté internationale craint que cette escalade n’ouvre une crise institutionnelle d’ampleur et ravive les fractures ethniques vieilles de 30 ans.

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"Une impasse politique depuis 1995"
La condamnation de Milorad Dodik n'est en réalité qu'une nouvelle manche du bras de fer ouvert avec le Bureau du Haut responsable international en Bosnie-Herzégovine (BHR). En 2023, le Haut représentant international Christian Schmidt avait imposé des modifications législatives pour garantir l'uniformité des décisions de justice sur l'ensemble de la Bosnie-Herzégovine. Des mesures que le président de la Republika Srpska avait catégoriquement refusé de promulguer, allant jusqu'à faire adopter par son parlement local des lois les annulant purement et simplement sur le territoire de l'entité serbe – soit la moitié du pays.
🔎 Les institutions de la Bosnie-Herzégovine depuis les accords de Dayton (1995)
Signés en décembre 1995 pour mettre fin à la guerre, les accords de Dayton ont créé un État très décentralisé pour garantir un équilibre entre les trois principaux peuples : Bosniaques (musulmans), Croates et Serbes.
◼️ Une présidence tournante
▫️ Trois membres : un Bosniaque, un Croate et un Serbe.
▫️ Un mandat de quatre ans, avec une présidence tournante tous les huit mois.
▫️ Son rôle : représenter l’État bosnien à l’international et prendre des décisions collégiales.
◼️ Deux grandes entités autonomes
▫️ La Fédération de Bosnie-Herzégovine (à majorité bosniaque et croate).
▫️ La Republika Srpska (à majorité serbe).
Chaque entité a son propre président, son parlement et son gouvernement.
◼️ Un État central faible
▫️ Des compétences limitées : armée, politique étrangère, commerce extérieur…
▫️ Les entités conservent l’essentiel du pouvoir, ce qui complique toute réforme.
◼️ Un arbitre international : le Haut Représentant (BHR, ou OHR en anglais)
▫️ Nommé par la communauté internationale (actuellement, l'Allemand Christian Schmidt).
▫️ Doté de pouvoirs exceptionnels (les "pouvoirs de Bonn") : peut annuler des lois locales, révoquer des responsables, imposer des réformes...
▫️ Un rôle aujourd'hui contesté, notamment par les dirigeants serbes de Bosnie.
Pourtant, Milorad Dodik n'a pas toujours été l'enfant terrible de la politique bosnienne. À son arrivée au pouvoir à la fin des années 1990, il était même perçu comme un modéré pro-européen, prônant la réconciliation et reconnaissant le génocide de Srebrenica, ce qui lui valait le soutien de la communauté internationale.
Mais à partir de 2006, son discours change radicalement : il adopte une ligne nationaliste et sécessionniste, dénonçant la centralisation de l’État et contestant de plus en plus ouvertement l’autorité du BHR.
Boycott des institutions centrales, lois locales en contradiction avec celles de Sarajevo, déclarations publiques envisageant une "indépendance" de la Republika"... Au fil des ans, Dodik a ainsi multiplié les marques de défiance.
"La Bosnie-Herzégovine est dans une impasse politique depuis sa création en 1995, mais elle connaît actuellement l'une des plus grandes crises de son histoire", estime Neira Sabanovic, doctorante à l'Université libre de Bruxelles, et spécialiste des Balkans occidentaux. "En se permettant de remettre en question les décisions de l'État central, Milorad Dodik pousse à questionner l'efficacité et le respect des institutions et du système juridique bosniens."
Et à travers chaque crise, le leader se pose en défenseur des intérêts serbes face à ce qu’il décrit comme une tutelle étrangère illégitime, ce qu'il fait de nouveau en s'opposant à la déchéance de son mandat présidentiel, et en annonçant un référendum.
Référendum, populisme et divisions ethnoreligieuses
Quelques heures après l'annonce de sa destitution par la Commission électorale, Milorad Dodik a ainsi annoncé convoquer un référendum sur la "destruction de l'ordre constitutionnel de la Republika Srpska".
"En gros, il demande si le peuple accepte qu'il soit déchu", précise Neira Sabanovic, qui rappelle que la menace d'un référendum – illégal d'un point de vue institutionnel, puisqu'il va à l'encontre de l'État central – est brandie par Dodik depuis son accession à la présidence de la RS en 2006.
"Parler de référendum, c'est raviver constamment les souvenirs douloureux du pays et porter atteinte à son intégrité", rappelle l'experte. Autrice d'un mémoire sur l'instrumentalisation des identités ethniques dans le discours politique de Milorad Dodik, elle précise que ce dernier a encore justifié son référendum "en se disant victime d'une attaque de Sarajevo, qu'il amalgame avec les Bosniaques, affirmant que ces derniers veulent nuire aux Serbes". Des propos ouvertement islamophobes et xénophobes qui entretiennent les divisions ethnoreligieuses et réveillent les traumatismes de la guerre civile de 1992-1995.
"Pour Dodik, la Bosnie-Herzegovine n'existe pas", rappelle de son côté Céline Bardet, juriste et enquêtrice criminelle internationale, qui a débuté sa carrière au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et a travaillé durant plus d'une décennie dans les Balkans sur le processus des jugements des crimes de guerre. "Il considère que le territoire de la Republika Srpska n'a pas à être avec le reste [de la Bosnie], et rejette le BHR, considérant que toute personne extérieure à la Republika Srpska, au niveau institutionnel, n'a pas de légitimité."
Reste que si le référendum est bel et bien organisé, et même s'il obtient le soutien populaire que Dodik attend, il ne sera pas valide.
Et si la condamnation de Milorad Dodik est contraignante, le BHR étant l'institution décisionnelle la plus importante, "le fait qu'il ne l'accepte pas est une manière pour lui de faire sécession et de plonger le pays dans une forme de confédéralisme [un système où la souveraineté appartient exclusivement ou principalement aux entités qui composent l'ensemble, NDLR]", estime Neira Sabanovic.
Un "moment charnière" ?
Dans ses velléités nationalistes, Milorad Dodik pourra par ailleurs compter sur des soutiens à l'extérieur des frontières de la Bosnie-Herzégovine : dans la Serbie d'Alexander Vucic, dans la Hongrie de Viktor Orban, et dans la Russie de Vladimir Poutine.
Pour cause, si Milorad Dodik va jusqu'au bout de sa menace de référendum, l'efficacité de la réponse de l'État central dépendra de la volonté des acteurs internationaux de faire appliquer ces décisions sur le terrain.
"Techniquement, s'il reste en place, Milorad Dodik devra être arrêté, poursuit Neira Sabanovic, et c'est ici que demeure tout le problème : est-ce que quelqu'un va l'arrêter ?"
Pour Céline Bardet, les derniers événements en Bosnie marquent "un moment charnière" pour le pays, figé sur un système institutionnel complexe depuis 30 ans et dont le fonctionnement n'a depuis jamais été rediscuté, créant un terreau fertile au développement de telles crises.
"Il y a de nouveau une crise politique, parce qu'on a construit quelque chose qui est artificiel, et qu'on n'a pas travaillé au dialogue politique", estime l'experte indépendante, qui a travaillé plusieurs années auprès du BHR.
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Trente ans après la fin de la guerre, le pays reste enfermé dans des institutions pensées pour arrêter les combats, pas pour résoudre durablement les divisions, maintenant des conditions favorables au développement de velléités sécessionnistes qui utilisent le nationalisme comme "un outil de mobilisation de masse en jouant sur les traumatismes des gens", explique Neira Sabanovic. Et tant que ces fractures seront exploitées à des fins politiques, le pays pourrait rester vulnérable aux crises à répétition.