Après quatre ans passés au Quai d'Orsay à la tête de la diplomatie française, Laurent Fabius s’apprête à rejoindre le Conseil constitutionnel dont il va prendre la présidence. Retour sur une carrière entamée il y a près de quarante ans.
C’est visiblement ému que Laurent Fabius a fait ses adieux, mercredi 10 février, au ministère des Affaires étrangères. "Peu de personnes ont eu le privilège de dire qu’elles ont exercé la quasi-totalité des positions exécutives et administratives de la République. C’est une chance extraordinaire", a déclaré non sans fierté l’ex-chef de la diplomatie française.
À 69 ans, Laurent Fabius, figure incontournable de la politique française, quitte donc les ors du Quai d’Orsay pour rejoindre la présidence du Conseil constitutionnel, sorte de pré-retraite politique - bien que le poste soit l’un des plus prestigieux de la Ve République. Ce nouveau point de chute, rue Montpensier, vient couronner une dense carrière qui s’est achevée à la fin de l’année 2015 sur deux succès diplomatiques majeurs : la COP 21 et le nucléaire iranien.
Les grands succès tricolores
Le chef de la diplomatie a en effet joué un rôle indéniable à la Conférence environnementale de Paris (COP21) qui a permis en décembre dernier d’aboutir à un accord sur la limitation du réchauffement climatique. Son leadership a été unanimement salué.
Même enthousiasme lors de la signature de l’accord historique sur le programme nucléaire iranien, en juillet dernier. "Il est rarissime qu’un ministre soit acteur de deux grands accords internationaux", s’est même enorgueilli l’intéressé qui se vante de laisser à son successeur "une Rolls Royce" en guise de ministère.
L’enthousiasme de Fabius, aussi compréhensible soit-il, ne doit cependant pas masquer les failles de ces deux accords, incontestablement historiques, mais très fragiles… Les États signataires de l’accord climatique, sans clauses contraignantes, vont-ils tenir leurs engagements ? L’accord iranien sera-t-il respecté dans la durée ? Des questions qui, sans dénaturer le tour de force diplomatique tricolore, en rappellent les limites.
Le plus jeune Premier ministre de la Ve
Et ce "tour de force" fabiusien n’est pas une première. Retour en 1984. À l’époque, Laurent Fabius a 37 ans et une carrière qui démarre de façon fulgurante. Protégé de François Mitterrand, son "père" politique, le jeune socialiste est propulsé Premier ministre, le plus jeune de la Ve République – et accessoirement le plus jeune de l’histoire de la République française.
Jeune, Laurent Fabius n’en est pas moins inexpérimenté : il a déjà dix ans de bagage politique (élu local, député, ministre du Budget en 1981). Il n’en est surtout pas moins culotté. Raillé pour être la marionnette de son pygmalion Mitterrand, il veille à s’affranchir de cette tutelle trop étouffante. "Lui, c’est lui et moi, c’est moi", lancera-t-il au journaliste Alain Duhamel en direct, à la télévision.
"Lui, c'est lui, et moi, c'est moi"
Impertinent, populaire, Laurent Fabius va toutefois rapidement connaître ses premières difficultés d’homme politique. Presque un an jour pour jour après son arrivée à Matignon, un épisode dramatique va sérieusement entacher la brillante carrière du jeune "quinqua" : l’affaire du Rainbow Warrior.
Le 10 juillet 1985, une équipe des services secrets français posent deux bombes sur le bateau de Greenpeace, en Nouvelle-Zélande, pour empêcher l'organisation de protection de l'environnement de perturber les essais nucléaires français à Mururoa, dans le Pacifique. Un photographe trouve la mort dans l’explosion. Ce qui devait être un sabotage devient une affaire d’État. Laurent Fabius, acculé par les médias, reconnaît officiellement, quelques semaines plus tard, la responsabilité de la France dans l’attentat.
"C'est la DGSE qui a coulé le Rainbow Warrior"
En 1986, Fabius quitte Matignon après l’échec de la gauche aux élections législatives. Jacques Chirac (RPR) s'installe alors dans son fauteuil : la Ve république expérimente pour la première fois la cohabitation. Et Fabius "expérimente" Chirac. Pendant cette campagne électorale, en effet, les deux hommes se livreront à une joute verbale mémorable lors d'un débat télévisuel devenu célèbre. Fabius en sortira affaibli dans les sondages, jugé hautain et "grand bourgeois".
Chirac traite Fabius de "roquet" lors de la campagne des législatives en 1986
Dans les mois qui suivent, redevenu député, il accède au poste de président de l’Assemblée nationale. Fabius engage dans le même temps un bras de fer avec Lionel Jospin, alors premier secrétaire, et Pierre Mauroy, pour le contrôle du PS. Il perd la présidence du parti à deux reprises, en 1988 et en 1990. Il la décroche en 1992. À cette époque, les ennuis recommencent pour Fabius, rattrapé par une nouvelle affaire d’État qui va mettre un terme brutal et définitif à son ambition présidentielle : l'affaire du sang contaminé.
Accusé d'homicide involontaire
C’est l'un des plus graves scandales sanitaires de l'histoire contemporaine : la France apprend avec stupeur, après les révélations d'une journaliste, que le Centre national de transfusion sanguine a distribué entre 1984 et 1985 des produits sanguins contaminés par le virus du sida (VIH), provoquant la mort de centaines de personnes. À l’époque des faits, Laurent Fabius était alors Premier ministre. Il sera mis en cause par la justice, accusé "d’homicide involontaire", et finalement innocenté en 1999. S'il n'est pas tenu responsable, l’ancien chef du gouvernement souffrira durablement d’une piètre image auprès de l’opinion publique.
Affaire du sang contaminé : rappel des faits
Ce procès fleuve correspond à sa relative traversée du désert. En 2000, c'est le retour en grâce. Laurent Fabius arrive à Bercy au ministère de l'Économie et des Finances dans le gouvernement de cohabitation de Lionel Jospin. Il sera aux premières loges pour le passage à l’euro, ce qui ne l’empêchera pas de dire "non" au référendum de 2005 sur la Constitution européenne, en contradiction avec la ligne définie par le Parti socialiste.
Cette position contre le courant officiel marquera le début des hostilités avec François Hollande, alors patron du PS. Pendant des années, la détestation cordiale entre les deux hommes est un secret de polichinelle. "Franchement, vous imaginez Hollande président de la République ? On rêve !", avait-il lâché en 2011, après la victoire de l’actuel président à la primaire de son parti. À l’époque, Dominique Strauss-Kahn était largement donné favori… Celui qu’il appelait "Fraise des bois" ou "Monsieur petites blagues" deviendra pourtant, quelques mois plus tard, le nouveau locataire de l’Élysée.
Le ministère "des crises"
Si les deux hommes ne s’apprécient guère, force est de reconnaître qu’il n’y a pas eu un mot de travers depuis l'accession de Hollande à la tête de l'État. "Fabius méprise Hollande mais respecte sa fonction", confie un membre de son entourage au Monde.
Le 16 mai 2012, le président le nomme à la tête de la diplomatie française. De son propre aveu, Fabius se dit novice en politique étrangère, il est pourtant tout de suite plongé dans le grand bain. Au Moyen-Orient, il doit surtout gérer le conflit en Syrie, en Europe, il sait qu’il a fort à faire avec l’Ukraine et la crise des migrants.
Son bilan est plutôt mitigé dans chacun de ces domaines. En Syrie, d’abord. Depuis son arrivée au ministère des Affaires étrangères, Fabius n’a jamais cessé d’appeler au départ de Bachar al-Assad, misant sur le fait que son régime allait rapidement s’effondrer. Mais quatre ans plus tard, le président syrien paraît plus que jamais indéboulonnable malgré la guerre qui ravage son pays, 250 000 morts et l’extension du groupe terroriste État islamique. Laurent Fabius n’a pas non plus digéré la volte-face américaine de l’été 2013 et l’abandon de la ligne rouge sur l’utilisation d’armes chimiques par le régime.
Quarante tours du monde
L'Afrique, qui est aussi le pré-carré du chef de la diplomatie, a été laissée au ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, qui a lancé les opérations militaires Serval (au Mali) et Sangaris (en Centrafrique) en 2013, puis Barkhane (au Sahel) en 2014 pour lutter contre le terrorisme. Sur le continent, la patte Fabius a été quasi-inexistante.
Autre regret exprimé par le chef du Quai d’Orsay, la politique européenne. À l’heure où 2016 s’annonce "une année extrêmement pleine de risques avec l’immigration, le terrorisme, les forces de dispersion, le risques de Brexit […] Nous mesurons à quel point les difficultés sont énormes", a-t-il estimé.
En près de quatre années passées au Quai d’Orsay, Laurent Fabius aura tout de même affoler les compteurs avec 38 000 km parcourus par mois et l’équivalent de 40 tours du monde depuis 2012. "Il faut que [mon remplaçant] n’ait pas mal au cœur", a-t-il plaisanté.