Mis en scène par Danny Boyle sur un scénario d’Aaron Sorkin, "Steve Jobs" retrace la vie du défunt patron d’Apple en trois actes. Un biopic parcellaire qui explore la part sombre d’un homme convaincu de son destin hors norme. Captivant.
La dernière fois que nous avions vu Steve Jobs sur grand écran, il portait la silhouette et les traits plutôt avantageux du jeune premier Ashton Kutcher. C’était pour les besoins de "Jobs", panégyrique pompeux dont on se demandait quelle nouvelle pierre il pouvait bien apporter au monument médiatique érigé à la gloire de l’emblématique co-fondateur d’Apple, décédé en 2011.
Tout a été dit à propos de Steve Jobs. Articles de presse, livres et documentaires ont longuement glosé sur ses idées novatrices, ses échecs commerciaux, sa capacité à rebondir, son charisme, son statut de pionnier de l’informatique, sa mégalomanie, son asociabilité, son déni de paternité… Mais au-delà du factuel, peu a été montré sur la psyché de ce monstre d’arrogance que la postérité désignera – tout du moins le pense-t-on aujourd’hui – comme l’un des plus grands esprits de l’ère numérique.
Sous le masque du génie visionnaire
Faire tomber le masque du génie visionnaire, c’est ce que vise – et atteint – "Steve Jobs", captivante biographie mise en scène par Danny Boyle et écrite par Aaron Sorkin. À savoir deux Oscarisés, le premier pour la réalisation de "Slumdog Millionaire", en 2009, et le second pour le scénario de "The Social Network", en 2011, qui racontait l’ascension de cette autre grosse légume de la Silicon Valley qu’est Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook. Deux coqueluches hollywoodiennes aux commandes d’un biopic… il n’en fallait pas moins pour l’inventeur de l’iPhone. Le toujours excellent Michael Fassbender, qui assure le rôle titre n’a, lui, toujours pas de statuette à son palmarès, mais sa performance pourrait bien lui en valoir une lors des prochains Oscars, où il concourt au titre de meilleur acteur.
La réussite du film ne tient pas à la seule prestation du comédien germano-irlandais mais avant tout à sa structure, qui s’affranchit des lois traditionnelles du genre pour reprendre à son compte celles du théâtre. Récit de vie parcellaire mêlant faits réels et fantasmés, "Steve Jobs" se concentre sur les coulisses de trois événements qu’Aaron Sorkin érige en trois moments fondateurs de la vie tant entrepreneuriale que privée du gourou des nouvelles technologies. Tout d’abord, la présentation en grande pompe et en public du Macintosh en 1984, qui marque le début de la disgrâce de Steve Jobs au sein d’Apple. Ensuite, la mise sur le marché du NeXT Cube, l’ordinateur haut de gamme qu’il a créé après son départ de la firme à la pomme. Enfin, le lancement de l’iMac en 1998, qui signe son retour dans le groupe de Cupertino.
Trois actes au cours desquels Steve Jobs nous est montré en héros shakespearien. Tel un roi autoritaire et paranoïaque, celui qui ambitionnait de "changer le monde" était incapable de considérer ses prochains autrement que comme des obstacles dressés sur sa route. L’analogie théâtrale coule tout au long du film, où les personnages secondaires constituent autant d’archétypes des grandes tragédies du pouvoir : sa fidèle directrice marketing Joanna Hoffmann est la très maternante confidente (Kate Winslet) ; son ancien associé Steve Wozniak le malheureux frère trahi (Seth Rogen) ; le PDG d’Apple John Sculley le père de substitution félon (Jeff Daniels) ; et sa fille Lisa la descendance qu’il refuse de reconnaître…
"J’ai un défaut de fabrication"
Mais la quête à laquelle nous sommes amenés à assister n’est pas celle que l’on croit. Les lauriers, on le sait, le pape d’Apple finira par les récolter. Ce qui est à l’œuvre ici, c’est un processus d’humanisation engagé à corps défendant. Comment, au gré des face-à-face réclamés par ceux qui l’entourent, Steve Jobs est devenu homme après s’être longtemps confondu avec les machines qu’il entendait créer pour nous rendre plus performants. "J’ai un défaut de fabrication", affirme-t-il ainsi au début pour justifier son peu d’empathie envers ses congénères. Par "défaut de fabrication" il faudra comprendre "défaut de père" et une peur panique de l’abandon due à son statut d’enfant adopté.
Au moment de lancer l’iMac en 1998, Steve Jobs envisageait de centrer la campagne publicitaire sur la figure d’Alan Turing, mathématicien britannique considéré comme le père de l’informatique mais que l’Histoire a injustement oublié. Il choisira finalement Albert Einstein et John Lennon pour incarner l’esprit de sa nouvelle invention. Sûrement davantage par superstition que par logique marketing.
Derrière le génie se cache souvent un tyran et derrière le tyran un homme blessé, démontre ainsi "Steve Jobs". L’étude psychanalytique menée ici n’a rien de révolutionnaire mais au moins apporte-t-elle sur le personnage public un éclairage plus subtil que toutes les louanges déjà chantées sur le sujet. Par leur biopic, Boyle et Sorkin injectent de la substance à la légende Steve Jobs avant qu’il ne devienne cette icône vide de sens qu’on exhiberait sur des panneaux publicitaires. Comme lui-même l’avait fait avec Einstein et Lennon.