En dépit d'éléments accréditant la thèse d'un attentat contre l'Airbus A321 qui s'est écrasé dans le Sinaï, les autorités égyptiennes n'ont cessé de minimiser cette possibilité. Le Caire craint un nouveau coup dur pour secteur touristique.
Ces derniers jours, les autorités égyptiennes semblent déployer des efforts particuliers pour minimiser la thèse d’un attentat terroriste dans le crash de l’Airbus A321 russe. Depuis que l’avion s’est écrasé dans la péninsule du Sinaï, le 31 octobre, le gouvernement égyptien n’a pas évoqué publiquement la piste terroriste, malgré la double revendication de la branche de l’organisation de l’État Islamique dans le Sinaï. Aucune conférence de presse n’a encore été organisée pour apporter des premiers éléments d'explication.
Le porte-parole du Ministre égyptien des Affaires étrangères, Ahmed Abu Zeid, joint au téléphone par France 24, reste réservé sur la question : "Jusqu’à présent, il n’y a que des insinuations et des spéculations sur les raisons du crash. Nous devons attendre la fin de l’enquête".
Éviter les déclarations compromettantes
"La position égyptienne est prudente", explique un diplomate français en Égypte. "L’affaire est trop grave pour communiquer sans être sûr. Il y a des enquêteurs français aux côtés des enquêteurs égyptiens et ils constatent qu’ils travaillent en toute transparence."
En attendant les résultats de l’enquête, les Égyptiens sont à l’affût de toute déclaration compromettante. Le ministère égyptien des Affaires étrangères a tenu à recadrer les affirmations de responsables américains à la chaîne CNN, favorisant le scénario d’une bombe placée dans l’avion : "Lors d’une conversation téléphonique avec [le ministre égyptien des Affaires étrangères] Sameh Choukri, le secrétaire d’État américain John Kerry a assuré que les rapports diffusés dans les médias (…) sur la cause du crash ne reflétaient en aucun cas la position officielle de l’administration américaine". Barack Obama a cependant déclaré, jeudi, qu'il était possible qu'une bombe ait explosé à bord de l'Airbus.
Les États-Unis ne sont pas les seuls à évoquer cette thèse : Londres a également suscité l'ire des autorités égyptiennes, avec la suspension annoncée des vols britanniques vers Charm el-Cheikh et les déclarations du Premier ministre David Cameron, qui a jugé "plus que probable" la piste d'une bombe. Et cela alors que, hasard du calendrier, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi était justement en visite à Londres. Au terme de sa rencontre avec David Cameron, l'homme fort du Caire s'est cependant dit prêt à coopérer pour assurer la sécurité de tous les touristes étrangers en Égypte.
Une industrie du tourisme fragile
Les Britanniques ne sont pas les seuls à avoir exprimé leurs craintes. La France et la Belgique ont déconseillé à leurs ressortissants de se rendre à Charm el-Cheikh pour le moment. Les Égyptiens se veulent rassurants, mais ils savent que l’heure est grave. Le Caire résiste à évoquer la piste terroriste notamment en raison du terrible impact que cela aurait à long terme sur l’industrie du tourisme. Ce drame ne pouvait pas tomber plus mal pour le pays aux nombreux trésors et aux plages prisées par les plongeurs : le week-end dernier, les autorités ont lancé une grande campagne de publicité pour le tourisme, avec en point d'orgue, la participation de l’Égypte au salon World Travel Market, qui s'est déroulé à Londres cette semaine.
Le nombre de touristes en Égypte est passé de près de 15 millions en 2010 à 10 millions en 2014. Charm el-Cheikh, avec ses nombreux visiteurs russes et britanniques, a grandement contribué à ne pas faire davantage plonger les chiffres du tourisme. Malgré la révolution de 2011, les affrontements sur la place Tahrir et la violente répression qui a suivi la destitution des Frères musulmans en 2013, les touristes ont continué d’affluer dans la station balnéaire de la mer Rouge. Mais pas suffisamment, selon les commerçants de la ville, dont certains regrettent même l’époque de Moubarak, lorsque de nombreuses conférences internationales étaient organisées à Charm el-Cheikh, vitrine d’une Égypte accueillante et sûre.
Un récent tweet du milliardaire égyptien Naguib Sawiris reflète bien l’inquiétude ambiante : "Gens du monde entier, visitez l'Égypte ! La sécurité dans nos aéroports est bonne et est en train d’être améliorée. Nous avons besoin de votre soutien !"
People of the World visit Egypt ..DEFY terrorism Our airports security is good and is being improved we need your support!Egypt is beautiful
— Naguib Sawiris (@NaguibSawiris) November 5, 2015L'échec de la "guerre" contre le terrorisme ?
La confirmation de la thèse d'un attentat serait aussi un coup dur pour l’image de l’Égypte, qui a fait de la "guerre contre le terrorisme" une priorité, selon l'expression largement relayée par les médias d’État.
Depuis la chute des Frères musulmans à l’été 2013 et l’élection du président Abdel Fattah al-Sissi, les autorités mènent une répression extrêmement sévère contre les islamistes, mais aussi contre les activistes laïques. Selon les ONG locales et internationales, le pays compte des dizaines de milliers de prisonniers politiques et la répression est pire que sous l’ère Moubarak. Mais face à la menace terroriste, beaucoup d’Égyptiens sont prêts à accepter moins de liberté en échange de la sécurité et de la stabilité que le gouvernement leur promet.
La lutte contre le terrorisme se concentre dans le Nord-Sinaï, où les jihadistes ont profité du vide sécuritaire provoqué par la révolution de 2011 pour affluer. Pour pouvoir mener leur "guerre" tranquillement, les autorités ont interdit depuis 2013 l’accès à la région aux journalistes étrangers. Selon Mohannad Sabry, journaliste égyptien et auteur d’un livre sur le Sinaï, le gouvernement cherche surtout à dissimuler des violations massives des droits de l’Homme. Le reporter, qui s'est rendu il y deux mois dans le Nord-Sinaï, précise : "Des villages entiers ont été décimés, de nombreux civils ont été tués. Le régime souhaite cacher cette réalité".
"La guerre contre la terreur dans le Sinaï est un échec total", analyse-t-il. "La preuve : il y a quelques jours, une voiture piégée a explosé dans la ville d’Al-Arish", faisant plusieurs morts parmi les policiers. Depuis l’été 2013, les attaques contre les forces de l’ordre dans la région sont quasi quotidiennes. Toutes les semaines, les autorités annoncent la mort de dizaines de "terroristes" dans le Nord-Sinaï, mais ces informations sont impossibles à vérifier de manière indépendante.
L'attrait des mouvements jihadistes
Selon Mohannad Sabry, les membres du groupe Province du Sinaï, la branche de l’EI dans la péninsule, sont bien en mesure de s'en prendre à un avion de ligne étranger. "Il n’y aucune preuve. Mais en sont-ils capables ? Oui. Ils ont bien réussi à tuer le procureur général au Caire" en juin dernier, rappelle-t-il.
Dans le Sinaï, délaissé par le gouvernement central depuis des dizaines d’années, des bédouins s’allient tantôt aux islamistes, tantôt aux contrebandiers, pour des raisons financières ou politiques. Les habitants sont coincés dans cette dangereuse poudrière, otages de la bataille entre les forces de l’ordre, qui les confondent parfois avec les terroristes, et les jihadistes. Dans ces conditions, il est facile d’imaginer que certains, frustrés et sans espoir, décident de rejoindre les mouvements extrémistes.
La désillusion qui a suivi la chute d’Hosni Moubarak et la répression aveugle menée par des autorités dépassées par l’ampleur du mouvement terroriste, font également grossir les rangs des jihadistes en Égypte. Les services de sécurité égyptiens eux-mêmes ne sont pas hermétiques à l'attrait de ces groupes : le pays entier avait été choqué d'apprendre la défection au profit de l'EI d'Ahmed el-Darawi, un ancien policier porte-voix de la lutte anti-corruption et candidat aux élections législatives de 2011, depuis tué lors d'une attaque-suicide en Irak.
Quant à la réserve affichée par les autorités égyptiennes sur la piste terroriste dans le crash de l'avion russe, Mohannad Sabry ne se dit pas surpris : "Le déni est très fréquent dans le gouvernement. Même quand il y a des preuves, il dit que c’est une conspiration, de la manipulation". D'autant plus qu'a priori, aucun journaliste égyptien ne devrait oser les contredire sur la thèse terroriste, puisqu’une loi ratifiée en juin prévoit une lourde amende pour ceux qui rapporteraient des informations contredisant les communiqués officiels en cas d’attentat.