logo

Irak : la lutte contre la corruption entravée par des rivalités politiques inter-chiites

Le parlement irakien s’est frontalement opposé aux velléités de réformes anti-corruption du Premier ministre Haïdar al-Abadi. Le tout sur fond de rivalités avec son prédécesseur Nouri al-Maliki et d’une lutte d’influence avec Téhéran.

Coup d’arrêt pour la lutte contre la corruption et le clientélisme en Irak. Le parlement irakien a voté, le 2 novembre, une résolution interdisant au Premier ministre Haïdar al-Abadi de mettre en œuvre des réformes cruciales pour lutter contre ces fléaux endémiques qui minent le pays.

Cette initiative a de forts accents politiciens dans la mesure où, début août, ce même Parlement avait adopté, à l'unanimité, un premier volet de réformes voulues par Abadi, accusé désormais par certains élus de prendre des décisions unilatérales et contraires à la Constitution.

En quête de légitimité, Haïdar al-Abadi cherchait à répondre au mécontentent de la population qui avait massivement manifesté contre la corruption durant l’été, en lançant une vaste campagne de réformes politiques et administratives qui ne pouvait que nuire aux privilèges d’une classe politique qui a largement profité de la corruption. "Mais sa tâche n’est pas aisée, car il s’attaque à un véritable système en place depuis 13 ans", prédisait récemment Myriam Benraad, chercheuse associée au Ceri-Sciences Po et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabo-musulman (Iremam), interrogée par France 24.

Derrière le blocage, l’ombre de Nouri al-Maliki

Les principales mesures du gouvernement en place depuis août 2014 concernaient la réduction du nombre de postes gouvernementaux, la réduction des salaires des responsables politiques et la suppression des postes des trois vice-Premiers ministres et trois vice-présidents, dont l’un était occupé par nul autre que son prédécesseur et rival Nouri al-Maliki. Il était également question de bannir la répartition des postes en fonction des appartenances confessionnelles et politiques.

À l’origine de ce blocage décidé par le Parlement, qui restreint désormais sensiblement la capacité d’action du gouvernement, plusieurs dizaines de députés issus de la coalition dite de l'État de droit, au pouvoir en Irak. Sans surprise, il s’agit surtout de fidèles soutiens de Nouri al-Maliki, écarté de son poste de Premier ministre en août 2014.

Un éviction que celui qui est à la tête de la coalition de l’État de droit en tant que secrétaire général du parti chiite Dawa, le parti de Haïdar al-Abadi, n’a jamais digéré. Nouri al-Maliki est même suspecté de chercher à déstabiliser son successeur dans l’espoir de revenir aux affaires, bien que ces mandats successifs aient été éclaboussés par des accusations de corruption et d'autoritarisme.

"En contribuant à bloquer les réformes, le camp Maliki vient de démontrer que son leader garde une grande capacité de nuisance, qu’il ne peut être évincé facilement et qu’il conserve encore toutes les clés du pouvoir", explique Jawad Bashara, écrivain et politologue irakien contacté par France 24.

"Les parlementaires ont dans un premier temps soutenu les réformes en croyant qu’il s’agissait de mesures formelles qui préserveraient leurs privilèges tout en calmant la colère de la rue , ajoute-t-il. Mais lorsqu’ils ont compris qu’Abadi, pressé par la population, allait aller au-delà de ce qui était prévu et les priver de leurs avantages, les acteurs de l’échiquier politique irakien, pas seulement le camp Maliki, ont cherché à se protéger en réduisant sa marge de manœuvre".

De plus en plus isolé, Haïdar al-Abadi semble désormais privé de leadership pour mener à bien ses réformes. "Abadi n’a pas la capacité de forcer la main du Parlement, seule une pression populaire pourra lui offrir une légitimité pour le faire, mais pour cela, il faudrait que des millions d’Irakiens redescendent dans la rue pour arbitrer ce conflit", explique Jawad Bashara.

Selon Wassiq al-Hachimi, président du Groupe irakien d'études stratégiques, cité par Reuters, la question de la survie politique d'Abadi est désormais en jeu. "Je pense que l'initiative du Parlement aujourd'hui est un test. La prochaine étape sera probablement le retrait de la confiance à Abadi", analyse-t-il. De son côté, le Premier ministre a fait savoir qu’il n’entendait pas renoncer à son combat contre la corruption, lui qui avait récemment déclaré vouloir "poursuivre sur la voie des réformes même si cela [lui] coûte la vie".

Le camp pro-iranien défie l’influent ayatollah Ali Sistani

Toujours est-il qu’en sapant l’autorité du Premier ministre, le camp Maliki a défié la plus haute figure religieuse chiite du pays. L’influent ayatollah Ali Sistani avait, dans une rarissime immixtion dans la sphère politique, appuyé le projet de réformes en encourageant le gouvernement à frapper "d’une main de fer" les responsables corrompus. Un appel qui avait donné une légitimité morale, politique et religieuse à l’action du gouvernement bien décidé à accélérer les réformes.

Une telle défiance à l’encontre de celui qui dirige la Marjaïya, la plus haute instance religieuse chiite du pays, basée dans la ville sainte de Najaf, n’a pu se faire sans un feu vert de Téhéran selon Jawad Bashara. "Indirectement, l’ayatollah Ali Sistani incarne un courant en Irak qui cherche à contrer l’influence iranienne sur le pays, sans entrer directement en conflit avec Téhéran", précise-t-il.

En effet, cette affaire met en lumière la lutte d’influence inter-chiite qui se joue actuellement en Irak entre deux visions antagonistes. La première, incarnée par le camp d’Haïdar al-Abadi, qui prône la réconciliation avec les Kurdes et les sunnites, malmenés sous l’ère Maliki. Implicitement appuyé par l’ayatollah iranien Ali Sistani, le Premier ministre essaye de limiter autant que possible la mainmise grandissante de l’Iran et de préserver de bonnes relations avec Washington et Riyad. La seconde, celle du camp Maliki et les puissantes milices chiites, dont la majorité est étroitement liée à Téhéran, qui ont tout intérêt à s’aligner sur les positions régionales du guide suprême iranien l’ayatollah Ali Khamenei, dont ils reconnaissent l’autorité sur les croyants chiites, au détriment de celle de l’ayatollah Ali Sistani.

Cette division risque de paralyser un peu plus l’Irak en proie au chaos, à la menace incarnée par les jihadistes de l’organisation de l'État islamique (EI) et aux questions confessionnelles, alors que le spectre d’une partition du pays reste plus que jamais d’actualité.