
En Turquie, le mouvement pro-kurde de Selahattin Demirtas, résolument anti-Erdogan, a vu une partie de son électorat filer dans les rangs de l’AKP ennemi lors des législatives de dimanche. Une situation conjoncturelle, selon des experts.
Au-delà de l’effet de surprise créé par la victoire éclatante de l’AKP lors des législatives de dimanche 1er novembre en Turquie, les résultats des urnes provoquent un autre étonnement : le prometteur Parti démocratique des peuples (HDP) n’a pas transformé l’essai de juin dernier.
Dimanche, le mouvement pro-kurde n’a conservé que 59 sièges au Parlement sur les 80 acquis lors du précédent scrutin législatif. Cette formation codirigée par le charismatique et confiant Selahattin Demirtas a dépassé de justesse la barre fatidique des 10 %, seuil minimal de représentation en Turquie.
S’il sauve les meubles, ce rival du président Recep Tayyip Erdogan n’a pas permis cette fois-ci de contrecarrer les plans du président turc, lequel a obtenu la majorité absolue comme il espérait le faire en convoquant de nouvelles législatives anticipées.
Le parti pro-kurde de Demirtas, à qui les sondages donnaient jusqu’à 14 % d’intentions de vote durant la campagne, a perdu près d’un million d’électeurs en seulement cinq mois. Ceux-là sont venus gonfler les chiffres de l’AKP. Dans toutes les villes du sud-est à majorité kurde, le score du HDP a été inférieur à celui de juin, à l’exception d’une seule ville, Sirnak.
Plus religieux que nationalistes
Cette hémorragie qui peut surprendre (le Kurde Selahattin Demirtas est en effet considéré comme un anti-Erdogan et les politiques menées par les deux hommes sont opposées) est le fait des conservateurs. "Parmi les Kurdes, il y a une proportion importante de conservateurs qui votent pour l’AKP", indique Ali Kazancigil, politologue et spécialiste de la Turquie. "Lors de différents scrutins passés, environ 30 % des Kurdes ont voté pour le parti présidentiel", ajoute-t-il. Ces Kurdes conservateurs très religieux sont en accord avec le courant de l’islam politique turc dont est issu Recep Tayyip Erdogan.
Davantage sensibles aux questions religieuses qu’au nationalisme kurde, ces rigoristes et chefs de clans, comme ils sont décrits dans un article du "Monde" daté de lundi 2 novembre, se sont laissés séduire par le discours novateur et pacifiste de Demirtas en juin.
"Lors des précédentes législatives, Demirtas tenait un discours emprunt de connotations religieuses. Il avait donné des gages de fidélité à cet électorat", explique Samim Akgönül, historien, politologue et enseignant-chercheur à l’université de Strasbourg. Dans les meetings du HDP, on voyait même des drapeaux turcs flotter.
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Depuis ce scrutin, tout a cependant changé. Le conflit armé qui oppose depuis 1984 les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) aux forces de sécurité turques a violemment repris cet été dans le sud-est à majorité kurde du pays, et enterré le fragile processus de paix engagé il y a trois ans. Le président Erdogan n’a eu depuis de cesse de décrire le HDP comme la "branche politique du PKK", organisation considérée comme terroriste que les conservateurs kurdes ne soutiennent pas.
La stabilité de l’AKP
"Erdogan a relancé la guerre", analyse Ali Kazancigil. "Et cette fois-ci, une partie des Kurdes conservateurs a voté pour Erdogan parce qu’ils veulent la stabilité et en ont assez de cette guerre sur leur terre", estime-t-il, affirmant que le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 est vu comme un mouvement très organisé au niveau national comme régional et discipliné.
De son côté, "Demirtas a davantage développé des arguments ethniques et des idées de gauche", ajoute Samim Akgönül. Pour Ali Kazancigil, le quadragénaire kurde a tout simplement été "désavantagé par la conjoncture".
Suite à l’attentat d’Ankara qui a fait 102 morts lors d’un rassemblement pour la paix le 10 octobre, au plus fort de la campagne, le HDP avait annulé ses rassemblements de masse.
Par ailleurs, "certaines villes à majorité kurde, comme Cizre, ont été sous le siège de l’armée pendant plusieurs jours", commente Samim Aknögül, parlant d’intimidations du pouvoir et de l’armée. À Diyarbakir, la "capitale" kurde, des électeurs ont eux aussi voté sous le regard d'une police lourdement armée.