
Dix ans après les émeutes dans les banlieues françaises, notre collaboratrice Bahar Makooi et Joséphine Lebard publient "Une année à Clichy", enquête où elles dressent le portrait d'une ville devenue, malgré elle, symbole d'une France à l'abandon.
Faites le test. Prenez quelques instants pour imaginer Clichy-sous-Bois, cette ville de banlieue parisienne où vous n’avez peut-être jamais mis les pieds. A priori, ce ne sont pas des images de balade en forêt, d’oies sauvages et de rues pavillonnaires qui vous viennent à l'esprit. A priori, se dessinent plutôt des barres d’immeubles qui se délitent, des voitures qui brûlent, des ados à capuches, des CRS avec boucliers, ou une photo en noir et blanc de deux visages, un blanc un noir.
Il s’agirait sûrement du portrait de Zyed et Bouna, ces deux adolescents de 17 et 15 ans, "morts pour rien", le 27 octobre 2005, électrocutés après avoir tenté d’échapper à la police. Leur mort a provoqué plus de six semaines d’émeutes dans les banlieues françaises, projetant Clichy-sous-Bois sous le feu des projecteurs. Depuis, dix ans ont passé, l’encre a coulé et la ville de Seine-Saint-Denis, en région parisienne, a été érigée en symbole des maux des banlieues et de l’échec du modèle d’intégration à la française. Images de misère, de galère, de violence et d’insalubrité collent au bitume de Clichy qui, elle, préfèrerait "qu’on l’oublie".
Mais Bahar Makooi (collaboratrice de France 24) et Joséphine Lebard n’y arrivent pas, à l’oublier. Dans "Une année à Clichy" (chez Stock), les deux journalistes indépendantes nous font découvrir un autre visage de cette ville de 30 000 habitants, loin des poncifs. Deux jours par semaine, pendant un an, elles ont sillonné ses rues, arpenté sa forêt, grimpé les escaliers des tours aux ascenseurs figés, squatté le "Grec" et le Mac Do, visité hammam, église, mosquée et surtout rencontré les Clichois qui leur ont parlé d’une commune qu’ils aiment. Et que les deux jeunes femmes, à travers un regard tout aussi généreux que réaliste, parviennent à nous faire aimer.
Malek, Fatou et Victor Hugo
"Pourquoi, quand on parle, de Clichy on ne parle que du Chêne-Pointu [cité dortoir privée, de 1 500 appartements, connue pour son insalubrité] et des marchands de sommeil ? Pourquoi on ne parle pas de la guinguette, qui se trouve pourtant à cinq minutes de là, ou des jolies rues pavillonnaires du bas Clichy ? Clichy, c’est aussi ça : une ville très verte, avec une forêt, un marché dingue, et des gens d’une combattivité extraordinaire", s’agace auprès de France 24 Joséphine Lebard.
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On découvre ainsi Malek, 19 ans, qui photographie le Chêne-Pointu la nuit, parce que "les appartements éclairés de la cité dortoir donnent à ses photos 'un petit côté Manhattan'". On s’émeut de l’histoire de Fatou, qui vit dans une chambre de Formule 1, un hôtel bon marché, avec ses deux enfants, dont l’aîné est scolarisé du "bon côté du périph", à Paris. Il faut au moins une heure trente en transports en commun pour parcourir les 17 kilomètres qui séparent Clichy de la capitale... À raison de deux allers-retours quotidiens, Fatou passe au moins six heures par jour dans les transports. On s’attendrit pour Madeleine, 79 ans, dernière habitante du Chêne-Pointu à avoir connu les "golden years" de la cité, quand, dans les années 1960, le bâtiment flambant neuf, imaginé par un élève de Le Corbusier, faisait encore rêver la classe moyenne, avec sa vue sur la Tour Eiffel et ses allées plantées.
Par un détour historique, on apprend qu’au moment de la fuite de Varennes, le roi de France Louis XVI, accompagné de Marie-Antoinette et de leurs enfants, a rejoint la forêt de Clichy – dite forêt de Bondy – où l’attendait un carrosse censé le transporter loin des hordes révolutionnaires. On découvre aussi que c’est dans cette même forêt que Victor Hugo est venu chercher le calme et l’inspiration après avoir été pris en flagrant délit d’adultère avec Juliette Drouet. Ou que le romancier Éric Reinhardt, sur les listes du prix Goncourt en 2014 pour "L’amour et les forêts", a grandi dans la "tour des notables" du Chêne-Pointu. De son aveu, "il ne se passe pas une journée sans qu’[il] ne pense à Clichy".
"Rendre au 9-3 ce qu’il nous a donné"
Que cherchaient à montrer les deux auteurs de "Une année à Clichy" ? Les deux journalistes voulaient mettre en exergue les "richesses" de Clichy-sous-bois et réhabiliter son image ternie par une décennie de couverture médiatique trop souvent sensationnaliste. C’était une dette qu’elles devaient au département. "L’Iranienne et la Bavaroise", comme se désigne avec humour le duo, sont des enfants du 9-3. Elles y ont grandi, y ont suivi leur scolarité puis fait leurs premières armes de journalistes, y multipliant les reportages. "Le 9-3 nous a donné une bonne éducation publique, des amis, de la culture, de la diversité. On voulait lui rendre ce qu’il nous a apporté", explique Joséphine qui ne renie pas un certain parti pris politique.
"Nous avons commencé notre enquête au moment où Éric Zemmour sortait 'Le suicide français'. La France dont il parle, celle du repli, de la peur, de la méfiance, ce n’est pas la nôtre, souligne-t-elle. Il ne faut pas que la parole médiatique soit confisquée par des gens qui tiennent des propos enfermants, clivants, stigmatisants. Nous n’avons pas besoin d’être montés les uns contre les autres".
Pour autant, les deux journalistes ont évité de tomber dans la caricature inverse ou l'angélisme. "Nous voulions montrer les richesses de Clichy, mais nous ne voulions pas non plus tomber dans le monde des bisounours. Quand des choses ne nous ont pas plu, quand on a eu peur, on l’a dit", précise Bahar Makooi. De fait, derrière les personnages attachants et les anecdotes cocasses, se dressent en toile de fond la pauvreté, les inégalités sanitaires, l’enclavement ou le sentiment tenace de relégation qu’éprouvent les Clichois. Derrière l’humour du chapitre "Comment j’ai pris 10 kilos à Clichy", les auteurs soulignent par exemple la quasi-impossibilité d’y avoir une alimentation équilibrée, rappelant le lien inextricable entre pauvreté et obésité.
Des "peut-être" porteurs d'espoirs
Depuis 2005, Clichy a changé. Les émeutes et la médiatisation ont aussi généré une attention politique particulière sur la ville. "Des barres ont disparu, des bâtiments à taille humaine sont sortis de terre, des panneaux solaires ont été installés, les bus passent plus souvent, un commissariat flambant neuf et une agence Pôle emploi font désormais partie du paysage", énumèrent les journalistes. Sans oublier la piscine Rosa-Parks inaugurée début octobre. Mais le taux de chômage stagne (25 % environ chez les 15-24 ans), le Chêne-Pointu continue de se déliter et la perspective de désenclavement est toujours renvoyée aux calendes grecques. La ligne de métro est prévue pour… 2025.
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En 2025, le fils de Fatou aura 18 ans. Il lèvera peut-être les yeux sur la Tour Médicis, projet de résidence culturelle lancé par la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, à l’été 2015. Les appartements du Chêne-Pointu auront peut-être tous été rachetés par la municipalité pour être réhabilités, et Clichy aura éventuellement été intégrée à la métropole du Grand-Paris. Beaucoup de "peut-être" et tout autant de projets porteurs d’espoir. "Je suis vraiment curieuse de voir ce que tout ça va donner", confie Bahar. Leur projet achevé, les deux journalistes n'entendent pas pour autant oublier Clichy. Elles envisagent d’y monter un atelier d’écriture. Pour notre collaboratrice, "ce serait un juste retour des choses, mais surtout, un prétexte pour y retourner."