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"Much Loved" : l'anti "Pretty Woman" que le Maroc ne veut pas voir

Interdit de diffusion au Maroc, "Much Loved" de Nabil Ayouch sort mercredi en France. Une plongée crue mais pleine d'humanité dans le quotidien de prostituées de Marrakech qui a le courage de mettre en lumière une réalité occultée.

Chaque mardi, France 24 se penche sur deux films qui sortent dans les salles françaises. Cette semaine, une plongée dans l'intimité de quatre prostituées marocaines avec "Much Loved", de Nabil Ayoub, et l'univers du gangsta rap passé à la moulinette hollywoodienne dans "N.W.A - Straight Outta Compton", de F. Gary Gray.

Dès la première scène, "Much Loved" donne le ton. Alors qu’elles s’apprêtent à rejoindre une soirée, trois Marocaines discutent dans un joyeux brouhaha de leurs récentes expériences sexuelles. Avec un détachement qui détonne dans ce cadre quasi familial, l’une d’elles raconte ses pathétiques ébats avec un riche rappeur américain rencontré dans les toilettes d’un club de Marrakech. Le langage est aussi fleuri que le récit est sinistre.

Elles s’appellent Noha, Soukaina et Randa. Toutes trois vivent du commerce de leur corps. Entre elles, foin des tabous. C’est sans ambages qu’elles évoquent leur quotidien comme des artisans le feraient de leur gagne-pain. Il aurait été d’ailleurs ridicule que ces travailleuses du sexe, que la caméra de Nabil Ayouch suit quasiment pas à pas, s’expriment par des circonlocutions.

Voilà donc ce que les spectateurs marocains n’auront l’occasion ni d’entendre ni de voir dans les salles de cinéma de leur pays. En mai, les autorités de Rabat ont interdit la diffusion du film car il constitue à leurs yeux un "outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine". Circulez, il n’y a rien à voir ! Et pourtant, si. La force de "Much Loved", qui fut présenté au dernier Festival de Cannes, tient justement en ce qu’il met en lumière une réalité de l’ombre, qu’il met au centre du récit, ce qui est relégué à la marge de la société marocaine.

Acte politique

Dans "Much Loved", le monde "extérieur" n’a pas d’existence à l’écran. Son sujet, ce sont essentiellement ces femmes usées par "trop d’amour". On nous les montre, bien sûr, à l’œuvre, notamment lors de piteuses bacchanales organisées dans de somptueuses villas d’expatriés saoudiens. Mais ce qui intéresse davantage le réalisateur reste ces avants et ces après, ces moments banals de la vie où Noha, Soukaina et Randa disposent d’elles-mêmes, de leur corps et de leur temps, ces entre-deux où elles se font belles, se cajolent, s’engueulent, s’oublient devant la télévision ou confient leurs espoirs de rencontrer un jour le prince charmant (ou, pour l’une d’entre elles, la princesse charmante) qui saura les couvrir d’or et d’amour. Las, jamais leur chemin ne croisera des hommes ayant et l’un et l’autre à offrir. "Much Loved" n’est pas "Pretty Woman"…

Montrer la prostitution au royaume chérifien dans sa réalité la plus triviale, la plus crue (et pas seulement la plus charnelle) : on aurait volontiers qualifié l’entreprise de "provocatrice" si elle avait été menée sans cette humanité qui irradie chaque plan du film. À cet égard, "Much Loved" est un acte politique. Que le réalisateur aurait souhaité être la source d’un débat sur le sujet. Les censeurs marocains ont préféré faire comme si cela n’existait pas.

>> À voir sur France 24 : "Nabil Ayouch : 'Je présente les prostituées marocaines comme des guerrières'"

La décision du gouvernement de Rabat est d’autant plus mal venue que le film porte un regard somme toute bienveillant sur les Marocains. De fait, les seuls hommes qui n’exploitent pas les héroïnes sont des locaux : Saïd, chauffeur, homme à tout faire et discret ange gardien de la sororité ; Ahmad, jeune paumé de la rue qui fait office de petit ami protecteur à Soukaina. Lorsque "Much Loved" se fait accusateur, c’est pour épingler la lâche hypocrisie des mâles étrangers, adeptes du tourisme sexuel toujours prompts à jouir ici de ce qu’ils condamnent chez eux. Nouveaux "rois du monde", les Saoudiens pensent pouvoir tout s’offrir ; anciens colonisateurs, les Français croient que tout leur est offert...

Noha, l'insaisissable

On saura gré également au film de ne pas verser dans l’angélisme. La sincérité avec laquelle Nabil Ayouch filme sa "bande de filles" l’oblige à les montrer sous toutes leurs facettes. Même les moins flatteuses. Comme dans ces terribles scènes d’avilissement où elles se jettent par terre ou dans la piscine afin de récupérer le maximum de billets et de bijoux vulgairement balancés par leurs clients saoudiens.

La plus âgée des prostituées de "Much Loved", l’exubérante Noha (formidablement interprétée par Loubna Abidar), touche par sa complexité. Tour à tour, grande sœur maternante et chef de bande tyrannique, cette femme forte n’est pas dénuée de faiblesses. Elle, qui peut se montrer si aimante avec ses protégées, traite son propre fils, élevé par sa grand-mère, avec bien peu d’égards. Sans que l’on sache si c’est la honte ou l’indifférence qui l’empêche de lui manifester de l’amour. Plus que complexe, Noha est insaisissable.

Contrairement aux "Chevaux de Dieu", le précédent film de Nabil Ayouch dans lequel il retraçait très scolairement le parcours de jeunes casablancais basculant dans l’islam fondamentaliste, "Much Loved" ne veut rien démontrer, seulement montrer. C’est aussi cela qui a dû valoir les foudres des autorités marocaines.

- "Much Loved" de Nabil Ayouch, avec Louban Abidar, Asmaa Lazrak, Halima Karaouane, Sara Elmhamdi-Elalaoui... 1h44. Sortie en France : le 16 septembre.