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Un État peut-il tuer ses ressortissants au nom de l'antiterrorisme ?

Londres a annoncé, lundi, avoir tué deux jihadistes britanniques en Syrie, relançant les questions sur la légitimité des États de droit à procéder à des assassinats ciblés contre leurs propres citoyens soupçonnés de terrorisme. Décryptage.

"Nous n'avions pas le choix". C’est dans ces termes que le Premier ministre David Cameron a justifié, lundi 7 septembre, devant les députés de la Chambre des communes, l’assassinat ciblé d’un jihadiste britannique membre de l’organisation de l'État islamique (EI), le 21 août en Syrie. C’est une frappe d’un drone de la Royal Air Force qui a tué Reyaad Khan dans la région de Raqqa, tuant deux autres jihadistes, dont un autre Britannique, Ruhul Amid. Une initiative "tout à fait légale", qu'il a présentée comme une mesure d'"autodéfense", à titre préventif, pour éviter des attaques en cours de préparation.

"Le devoir d’intervenir"

David Cameron a indiqué aux députés que l’ordre de frapper avait été pris après l’aval du procureur général du pays, le conseiller juridique en chef auprès du gouvernement. "Nous n'hésiterons pas à mener une action similaire" a déclaré, ce mardi, le ministre britannique de la Défense Michael Fallon sur la radio BBC 4. "Le gouvernement a le devoir d'intervenir lorsqu'il dispose des informations nécessaires et de la capacité d'éviter de telles attaques", a-t-il ajouté.

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement britannique décide d’éliminer des citoyens suspectés de terrorisme. En 1988, à Gibraltar, un commando SAS (Special air service) avait liquidé des membres de l’IRA (Armée républicaine irlandaise), non sans provoquer un scandale.

Mais si certains tabloïds britanniques se sont félicités de la frappe du 21 août, le Sun osant même titrer "Wham ! Bam ! Thank You Cam !", des voix se sont élevées contre cette décision, notamment dans le camp travailliste, pour réclamer une enquête indépendante. De son côté, l'ONG Amnesty International a critiqué une Grande-Bretagne qui imite les États-Unis dans la pratique des "exécutions sommaires depuis les airs".

"Si nous laissons ces actions devenir la norme, nous pourrions voir des pays du monde entier exécuter depuis les airs ceux qu'ils perçoivent comme leurs ennemis, sur la base du secret et d'informations impossibles à contester", a mis en garde la directrice de l’ONG Kate Allen dans un communiqué.

Al-Awlaqi, la jurisprudence américaine

L’opération britannique rappelle celle qui a visé le citoyen des États-Unis et idéologue d’Al-Qaïda, Anouar al-Awlaqi, tué par un drone américain en septembre 2011 au Yémen. Son exécution a provoqué une polémique aux États-Unis, où des défenseurs des droits de l'Homme avaient argué que l’imam islamiste radical aurait dû bénéficier des droits inscrits dans la Constitution des États-Unis, qui garantissent à tout Américain une procédure judiciaire.

Saisi à l’époque par le père d’Anouar al-Awlaqi, la justice fédérale s’est déclarée incompétente en évoquant la "Political questions doctrine", validée par la jurisprudence fédérale, selon laquelle il existe certaines questions qui échappent au contrôle des juges car relevant de la seule appréciation souveraine du pouvoir exécutif.

En 2013, le président Barack Obama en personne avait défendu le principe de l’assassinat ciblé de citoyens américains par des drones, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme en vigueur depuis les attentats du 11 septembre 2001, et ce, malgré des appels à plus de transparence. "Lorsqu’un Américain part à l’étranger pour mener la guerre contre les États-Unis, et que ni les États-Unis, ni nos partenaires ne sont en position de le capturer avant qu’il ne mène à bien un complot, sa nationalité ne devrait pas le protéger, pas plus qu’un tireur isolé en train de faire feu sur la foule ne devrait être protégé d’un commando de la police".

Ce type d’opérations généralement secrètes, qui consistent à exécuter en dehors de tout contexte judiciaire des suspects soupçonnés de préparer des actes terroristes ou d’appartenir à un réseau terroriste, pose question dans les démocraties occidentales, où tout un arsenal juridique protège les suspects et garantit un procès équitable aux citoyens quelle que soit la gravité du crime reproché.

Quid de la France ?

Selon Alain Bauer, professeur en criminologie au Conservatoire national des Arts et Métiers, "de nombreux États, mêmes démocratiques, procèdent à des exécutions sommaires d’éléments menaçant la sécurité nationale, ressortissants du pays ou pas. Sauf que contrairement à Washington et nouvellement à Londres, ils ne communiquent pas sur cette question".

Officiellement, la France n’a jamais procédé, jusqu’ici, à l’assassinat ciblé de ses propres citoyens. Même si Alain Bauer rappelle le cas d’un certain nombre de Français enlevés et portés disparus pendant la guerre d’Algérie, "dont on sait plus ou moins ce qu’il est advenu d’eux".

Toujours est-il que l'on peut s’interroger sur l’existence d’une éventuelle base légale française pouvant justifier une telle mesure. D'après Didier Maus, professeur de droit constitutionnel à l’Université Aix-Marseille, "il n’existe aucune interdiction légale, aucun argument juridique dans ce type de conflit armé très particulier, où les lois de la guerre et l’État de droit sont inopérants, qui interdit à un gouvernement de viser ses propres ressortissants considérés comme dangereux, ou qui sont passés dans le camp adverse".

Selon le professeur de droit, être détenteur de la nationalité française n’est pas une cause d’exonération, et ne confère pas plus de protection qu’à un autre individu d’une nationalité différente visé par ce genre d’opération. "Cela peut poser un problème politique au gouvernement qui prend une telle décision, cela peut être discuté d’un point de vue de la morale, mais en termes de droit, il n’existe aucun fondement qui l’interdit dans ce cas précis, de danger immédiat, où aucune autre solution n’existe".

Certains se demandent si finalement le terrorisme n’a pas remporté une bataille en incitant les démocraties occidentales à renier certains de ces principes moraux et légaux.

"Il est très facile de donner des leçons de morale lorsque l’on n’est pas confronté à ce genre de problématique, répond Alain Bauer, mais quand il s’agit de sauver le plus grand nombre, d’éviter de faire pleurer des victimes innocentes, pour le prix d’un seul bien identifié, certains ont décidé de ne plus hésiter".