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Amazon : enfer du travail ou indignation aveugle ?

Une enquête du "New York Times" décrit la dureté des méthodes de management pratiquées au sein de l’entreprise américaine. Le PDG d’Amazon s’insurge. Qui dit vrai ?

Les conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon avaient déjà été dénoncées dans la presse en Europe et aux États-Unis. Une enquête du "New York Times", publiée le 16 août, révèle des méthodes managériales tout aussi impitoyables au sein des bureaux du géant américain de la distribution.

Fruit de six mois d’enquête et de plus de 100 interviews d’anciens ou actuels salariés, l’article du quotidien américain décrit une entreprise où il ne fait pas bon travailler. "Presque toutes les personnes avec qui je travaille, je les ai vues pleurer à leur bureau" , raconte ainsi un ancien chef de projet chez Amazon au "New York Times".

Les données dictent l’avenir des employés

Florilège des révélations du journal : les employés d’Amazon sont invités à rédiger des notes sur leurs voisins de bureau destinées à leur hiérarchie ; en réunion de travail, il leur est demandé de démolir les idées de leurs collègues ; compter ses heures est une mauvaise idée, on travaille parfois 80 heures par semaine ; être moins efficace en raison d’un cancer est jugé problématique. Des données sont ainsi rassemblées sur chaque salarié : de leur productivité dépendra leur avenir (ou non) dans l’entreprise.

Sur le Web, l’article affiche maintenant plus de 5 000 commentaires dans lesquels des internautes s’indignent, appellent au boycott d’Amazon et de ses produits (notamment du Kindle). Des personnes se présentant comme des employés de l’entreprise ont même commenté l’article, pour défendre leur société. Nick Ciubotariu, salarié d’Amazon, a préféré poster un long billet – très partagé – sur LinkedIn pour prendre la défense de son employeur. "Ne voudriez-vous pas travailler pour une entreprise qui reconnaît le talent fondé sur le mérite, et non sur la politique et la bureaucratie ?", écrit-il.

Témoignages anecdotiques, selon Jeff Bezos

L’onde de choc provoquée par l’enquête du "New York Times" est telle que – chose rare – Jeff Bezos a envoyé un communiqué interne à ses quelque 150 000 employés. " Cet article ne décrit pas l’Amazon que je connais ou les Amazoniens compatissants que je côtoie quotidiennement", écrit le PDG et fondateur d’Amazon. Il reconnaît que le "New York Times" révèle "des méthodes de management choquantes" mais qualifie les témoignages d’"anecdotes".

Le PDG invite ses employés à lui adresser personnellement le signalement des situations décrites dans l’article. Il conclut : " Je crois sincèrement que toute personne travaillant dans une entreprise telle que décrite par le 'New York Times' serait cinglée d’y rester. Je sais que, personnellement, je quitterais une telle entreprise."

Une entreprise au "rythme effréné"

Mais alors, l’enquête du prestigieux quotidien américain est-elle partiale ? Jean-Baptiste Malet, journaliste, auteur d’"En Amazonie" (Fayard, 2013), n’est "pas surpris" de retrouver "dupliquée" au niveau du siège l’"idéologie amazonienne" qu’il a documentée dans plusieurs enquêtes parues dans la presse française. Jeff Bezos est anarchocapitaliste et libertarien, dit Jean-Baptiste Malet.

Dans "Forbes", le journaliste et écrivain George Anders, auteur d’une enquête fouillée sur Amazon en 2012, va également dans le sens du "New York Times" : "J’ai parlé à beaucoup d’anciens d’Amazon au fil des ans, et mon sentiment est que l’article du 'Times' capte quelque chose de fondamentalement vrai sur le rythme effréné de la société basée à Seattle."

De son côté, le journaliste et spécialiste du Web Jeff Jarvis s’interroge sur son blog : "Comme tout le monde dans les flux que je suis sur le Web, j’ai lu cette enquête avec un sentiment frisant l’horreur. Depuis, j’ai vu passer de nombreux tweets présentant un autre point de vue, et je viens de lire un démenti point par point publié par un Amazonien [Nick Ciubotariu, cité plus haut]. (…) Où se trouve la vérité ? Dans le mélange des deux. Sauf qu’en tant que lecteur, j’ai dû aller chercher cet équilibre." Jeff Jarvis révèle par ailleurs posséder "quelques actions Amazon" dont il admire le "miracle commercial et logistique". Aussi, il redoute qu’une telle médiatisation entraîne la syndicalisation des salariés d’Amazon, qui "mettrait en péril sa croissance".

Le cours d’Amazon en bourse n’a jamais été aussi haut. La fortune de Jeff Bezos est estimée à 47,8 milliards de dollars selon "Forbes", faisant de lui la cinquième personne la plus riche au monde.

L’hypocrisie des clients

Faut-il donc passer sous silence un management certes efficace mais insupportable pour certains salariés ? "Le travail n’est pas une garderie pour adultes", estime un certain ‘Seattle Guy’ en commentaire à l’article du "New York Times". "[Les États-Unis] ne se sont pas construits avec des semaines de travail de 40 heures et en traitant le bureau comme un club social. L’Amérique a besoin de plus d’entreprises comme Amazon qui exigent davantage de leurs salariés, et les récompensent en conséquence."

Le slogan interne d’Amazon est affiché sur les murs de l’entreprise : "Work hard, have fun, make history." Les salariés sont invités à réaliser que leur dur labeur contribue à faire l’Histoire en inventant une nouvelle façon de consommer.

Cette exigence implique que les consommateurs réfléchissent à leurs responsabilités. Le site d'information américain Quartz nous appelle, nous clients d’Amazon, à nous regarder en face : "Les terribles conditions de travail chez Amazon existent d’abord et avant tout parce que nous aimons – nous aimons, vraiment beaucoup – obtenir des biens pour pas cher." Et d'ajouter : "Mais – désolé tout le monde – nous devons être prêts à payer plus pour des choses qui sont trop bon marché pour être bonnes. Notre indignation est hypocrite : c'est un système auquel nous adhérons, celui que nous voulons. À moins que nous changions cela."