Thriller ultra-récompensé en Allemagne, "Victoria", de Sebastian Schipper, suit en seule prise de 140 minutes la virée nocturne d’une jeune Espagnole dans les rues de Berlin. Film noir haletant ou simple prouesse technique ?
Chaque mardi, France 24 se penche sur deux films qui sortent dans les salles françaises. Cette semaine : "Victoria", récit ultra-récompensé en Allemagne d’une virée nocturne berlinoise qui tourne mal ; et "Tale of Tales", le conte féérique de l’Italien Matteo Garrone.
Attention, film sensation… Grand vainqueur de la dernière cérémonie des Lolas - l’équivalent allemand des César - durant laquelle il a remporté la majorité des récompenses reines (meilleur film, meilleure réalisation, meilleurs acteur et actrice…), "Victoria" n'a pas été projeté à un festival sans y décrocher un prix. À la Berlinale, où il a remporté l’Ours d’argent de la meilleure contribution artistique, le cinéaste américain Darren Aronofski, alors président du jury, a vanté les qualités d’un film "qui renversera le monde". Ni plus ni moins.
Mais qu’est-ce qui peut bien valoir au long-métrage de Sebastian Schipper pareils tressages de lauriers ? Un dispositif, tout d’abord, qui vaut tous les résumés. Avant de connaître l’histoire de "Victoria", on saura en effet qu’il s’agit d’un film tourné en une seule prise de 2 heures 20. Oui, une seule prise de 2 heures 20. Prouesse technique qui, pour peu qu’elle ne soit pas trop mal réalisée, garantira à la mise en scène d’être qualifiée de "virtuose", "vertigineuse", "enfiévrée"… Comme ce fut le cas pour "Birdman", Oscar du meilleur film 2015, qui donnait l’illusion de n’être qu’un long plan séquence de près de 2 heures.
Dans "Victoria", pas d’illusion donc, pas de trucs ou de coupes savamment dissimulées : le film ne compte qu’un seul et unique plan (on parlera ici non plus de "plan séquence" mais de "plan film"). Tout commence dans un club électro de Berlin. Il est 5 h 42. Victoria (Laia Costa) achève sa dernière danse sur la piste, se commande une dernière vodka, la boit d’un trait, flirte sans succès avec le barman. Visiblement, la jeune femme, dont l’accent trahit des origines espagnoles, ne veut se résoudre à mettre un terme à sa nuit. Aussi lorsqu’une joyeuse bande de loulous cornaquée par un certain Sonne (Frederick Lau) lui propose de boire un dernier verre dans un autre endroit de la ville, elle accepte sans trop rechigner…
Le spectateur comme pris par le colback
Jamais la caméra ne lâchera d’une semelle la jeune Espagnole dans sa virée qui, on le devinera rapidement, va finir par tourner à l’aigre. Il faut en effet une sacrée dose d’alcool dans le sang pour ne pas se rendre compte que Sonne et ses copains ne sont pas les oiseaux de nuit les plus recommandables (à peine rencontrent-ils la demoiselle qu’ils essaient de voler une voiture...). Mais Victoria ne manifeste pas qu’un penchant pour les soirées arrosées. On le découvre au gré des scènes : c’est davantage son goût prononcé pour le frisson qui la pousse à suivre aveuglément ses nouveaux compagnons de nuit. Même dans les coups les plus tordus.
Par ce marquage à la culotte ininterrompu, Sebastian Schiffer exalte le genre du thriller et ce qui en fait tout le sel : la tension croissante, l’action filmée au plus près, l’identification au personnage principal… L’inconvénient est que cette mise en scène en circuit fermé finit par desservir l’effet censé produire. Comme pris par le colback, le spectateur ne dispose d’aucune porte de sortie pour s'évader un peu du tumulte. Désagréable impression qui finit par créer chez ce dernier un rejet des personnages, de l’histoire, de ses ressorts. "Victoria" est indéniablement un tour de force. Mais qui, en définitive, ne vaut que pour l’exploit d’être un long plan de 140 minutes.
-"Victoria" de Sebastian Schipper, avec Laia Costa, Frederick Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit... (2h20).