
Dans le monde entier, le nom de Roland Garros est synonyme d'un prestigieux tournoi de tennis. Mais derrière le nom de ce stade parisien se cache aussi un homme, l’un des plus célèbres aviateurs de son temps, prisonnier pendant la Grande Guerre.
Chaque année début juin, la planète tennis a les yeux rivés sur Paris. Sur les chaînes de télévision du monde entier, dans les journaux ou dans l’esprit des amateurs de la petite balle jaune, il n’y a plus qu’un seul mot : Roland Garros. Mais dans les travées du stade parisien, combien sont-ils vraiment à savoir qui était cet homme ? "Souvent les visiteurs pensent qu'il était un grand champion de tennis ou qu'il était le président de la fédération dans le passé ", répond Michaël Guittard, le chargé des collections et de la médiation culturelle du tournoi français. "Quand ils apprennent son histoire, il y a pas mal de surprises".
Eugène Adrien Roland Georges Garros appréciait, en effet, le sport sous toutes ses formes, mais il n’a jamais collectionné les médailles en tennis. Il était avant tout un aviateur, l’un des meilleurs de sa génération, dont la vie a été balayée par la Première Guerre mondiale. En enchaînant les aces ou en signant des autographes, les héros d’aujourd’hui Novak Djokovic, Roger Federer ou encore Jo-Wilfried Tsonga, sont certainement loin d’imaginer qu’il y a cent ans, l’homme qui a donné son nom à l’un des plus prestigieux tournois de sport croupissait dans un camp de prisonniers en Allemagne.
Le premier chasseur aérien de l’histoire
Dès le début de la Grande Guerre, Roland Garros cherche à prendre une part active dans le conflit. Lorsque les premiers combats éclatent, il est déjà célèbre. Quelques années auparavant, en 1909, cet ancien étudiant d’HEC, devenu concessionnaire dans l’automobile, s’est pris de passion pour l’aviation. "C’était un pionnier. Sans doute l’un des meilleurs pilotes au monde, celui qui a vaincu la Méditerranée", raconte Michaël Guittard en faisant allusion à la toute première traversée aérienne de cette mer, le 23 septembre 1913. "En juin 1914, à quelques semaines de la Première Guerre mondiale, il participe à un meeting à Vienne, son dernier. Il voit alors des avions allemands et il se dit que leur aviation est très solide. Cela va sans doute renforcer son idée, lorsque la guerre éclate, que l’aviation à un rôle important à jouer".
Né à Saint-Denis, à La Réunion, Roland Garros aurait pu se faire exempter car, originaire d'une colonie française, il n’a aucune obligation militaire. Mais il décide de s’engager comme soldat pour la durée de la guerre. Il choisit tout naturellement la voie des airs. Il participe alors à des missions de reconnaissance ou de largage de bombes. Le combat aérien n’en est encore qu’à ses balbutiements : "À l’époque, il y avait un pilote et un second à l’arrière qui, avec un fusil ou un pistolet, essayait de toucher l’appareil adverse. Il n’y avait pas vraiment de succès". Pour faire progresser cette discipline, Roland Garros reprend les travaux de son ami l’ingénieur Raymond Saulnier. "Il ne va pas inventer, mais il va participer à la création du système de synchronisation de tir à travers l’hélice", explique Michaël Guittard. "À partir d’avril 1915, son avion est équipé de ce système. Il va très vite remporter trois victoires aériennes consécutives. Il devient le premier chasseur aérien de l’histoire". Des exploits qui lui valent une citation à l’ordre de l’armée : "Aussi modeste que brillant pilote, il n'a jamais cessé de donner l'exemple du plus bel entrain".
Une idée fixe : s’échapper
Mais le 18 avril, la réussite insolente du pilote est stoppée en plein élan. Alors que le sous-lieutenant survole la Belgique, il est obligé de se poser en territoire ennemi. "On ne sait pas si c’est à cause d’un problème mécanique ou si une balle est venue toucher l’appareil. En tout cas, il doit atterrir. Il tente alors d’incendier son avion pour cacher les secrets de la technique de synchronisation. Il essaye aussi de se cacher, mais il est fait prisonnier", décrit le responsable du musée de Roland Garros. Malheureusement, les Allemands réussissent à récupérer la carcasse. Un ingénieur néerlandais, Anthony Fokker, décortique l’avion et réussit à perfectionner le système du pilote français. Il en équipe alors tous les appareils de l’aviation germanique : "Le ciel européen devient alors allemand. Ils vont remporter de nombreuses victoires. Les Britanniques parlent même de fléau".
Alors que dans les airs, ses ennemis prennent le dessus, Roland Garros n’apprécie guère son sort de prisonnier. Connaissant sa réputation, l’armée allemande le balade de camp en camp, un peu partout dans le pays, pour éviter qu’il ne cherche à s’évader. Les conditions de vie sont rudes. La santé physique du champion se dégrade. Malgré tout, rien ne l’arrête. À travers un système de grilles codées, il va écrire plusieurs fois en France et évoquer son désir d’évasion, détaille Michaël Guittard. Alors qu’il est dans un camp où il y a un terrain de tennis, il va se faire livrer, depuis la France, deux raquettes pour pouvoir jouer. Elles ont le manche creux. Dans l’une, il y a un feutre mou pour se noyer dans la population et dans l’autre une carte de l'Allemagne. Le Réunionnais imagine également un tunnel ou une évasion par les airs sur un terrain de football.
C’est finalement lorsqu’il retrouve un autre pilote, Anselme Marchal, dans le camp du Scharnhorst de Magdebourg, que son projet devient réalité : "Son compagnon d’infortune a la très grande qualité d’être parfaitement bilingue, donc du coup ils vont y aller au culot. On bascule dans un véritable film d’aventure !" En toute discrétion, les deux hommes se confectionnent des uniformes d’officiers allemands. Le 14 février 1918, profitant de la fin de journée, ils s’avancent vers l’entrée du camp et réussissent à tromper les sentinelles. Une fois sortis, ils se débarrassent de leurs affaires et débutent un incroyable périple à travers l’Allemagne : " Ils vont dormir dans un cimetière, passer une après-midi dans un cinéma, se fondre dans la foule, et finalement, après de nombreux essais, ils réussissent à passer en Hollande, à gagner Londres et à rejoindre Paris où ils sont reçus comme des héros".
Disparu juste avant la fin de la guerre
Le président du Conseil et ministre de la Guerre, George Clémenceau en personne, reçoit Roland Garros et lui propose un poste technique à l’arrière pour s’occuper de l’aviation. Mais le pilote refuse. Après trois ans de captivité, il n’a qu’une idée en tête : remonter dans un avion. En août 1918, l’ancien prisonnier reprend les patrouilles de chasse. "Il reprend confiance, il va remporter une victoire aérienne, et peut-être que là, il va pécher par orgueil en pensant que le vrai Roland Garros est de retour", estime Michaël Guittard.
À quelques semaines de la fin de la guerre, le 5 octobre 1918, la veille de ses 30 ans, il participe à une mission avec cinq autres appareils français dans les Ardennes. Alors que quatre d’entre eux prennent en chasse un avion d’observation allemand, le lieutenant Garros aperçoit six Fokkers ennemi (du nom de son rival, l'ingénieur néerlandais) et décide d’attaquer. Le combat est acharné et le pilote disparaît. Dans une lettre adressée à son père, le capitaine de Sévin, témoin de la scène, décrit les derniers instants de son camarade : "J’ai été assailli dans le dos par une nouvelle patrouille de 6 Foks. Obligé de me retourner contre ces nouveaux ennemis, j’ai perdu de vue quelques instants mon pauvre Garros. Je ne devais plus le revoir".
Pendant quelques jours, les journaux français gardent l’espoir que le héros de la traversée de la Méditerranée a une nouvelle fois été fait prisonnier. Mais la carcasse de son avion est finalement retrouvée, ainsi que son corps enterré par les habitants de la petite commune de Vouziers. Jusqu’à aujourd’hui, le mystère demeure sur les circonstances de sa mort : "L’ingénieur Saulnier a évoqué la possibilité que l’une de ses mitrailleuses se soit enrayée et qu’il ait dû s’éloigner un bref instant pour réengager. Peut-être a-t-il déréglé lui-même le système de tir et qu’il a détruit sa propre hélice. Il aurait été victime de son invention en quelque sorte".
Dix ans après sa disparition, les aventures de Roland Garros sont toujours très présentes dans les esprits. Alors que la France s’apprête en 1928 à accueillir la finale de la Coupe Davis remportée l’année précédente par les Mousquetaires, un nouveau stade est construit à Paris. Président du Stade Français, Émile Lesieur, un ancien camarade et ami du pilote, propose que l’enceinte porte le nom de l’aviateur. Son vœu sera exaucé.
Après plusieurs décennies, les exploits des champions de tennis ont remplacé ceux du héros de la Première Guerre mondiale. Pour Michaël Guittard, il s’agit finalement d’un mal pour un bien : "Au début, on se disait que le nom de Garros s’était effacé pour devenir le nom d’un tournoi, mais finalement c’est très bien comme cela. Pendant sa vie, il a côtoyé des tas de champions de l’aviation et aujourd’hui plus personne ne les connaît. Tous les ans dans le monde entier, on parle en revanche de Roland Garros et quelques curieux mènent des recherches. Ils découvrent l’homme qu’il était, d’une détermination sans faille".