
En prenant le contrôle de la ville de Ramadi, l'organisation de l'État islamique a montré qu'elle était toujours bien active en Irak. Pour la chercheuse Myriam Benraad, l'EI est affaibli, mais garde une très grande capacité de rebond.
Malgré les 2 242 frappes aériennes (compte officiel arrêté au 17 mai) conduites en Irak par la coalition dirigée par les États-Unis depuis l’été 2014, l’organisation de l’État islamique (EI) vient de prendre le contrôle de la ville de Ramadi. Ce chef-lieu de la province d’Al-Anbar est situé à seulement une centaine de kilomètres à l’ouest de Bagdad. Le gouvernement irakien a annoncé dans la foulée, le 19 mai, qu’il préparait une contre-offensive. Mais cette dernière prise de l’EI montre que l’efficacité des frappes aériennes a ses limites. Pour la chercheuse Myriam Benraad, spécialiste de l’Irak au Centre de recherche internationale de Sciences-Po (CERI), la coalition internationale a eu le tort de vouloir compter sur le gouvernement irakien et son armée, qui vient de subir sa plus cinglante défaite depuis la perte de Mossoul, tout en ayant sous-estimé la capacité de résistance de l’EI.
France 24 : L’EI vient de prendre le contrôle de la ville de Ramadi. Malgré les frappes aériennes de la coalition internationale, comment le groupe jihadiste a-t-il pu faire une telle avancée ?
Myriam Benraad : Tout simplement parce que ces frappes ne suffisent pas à arrêter l’EI. Il ne faut pas être surpris par cette avancée? qui était finalement très prévisible. Le gouverneur de la province d’Al-Anbar lui-même avait affirmé que la ville était menacée. Les États-Unis comptaient sur le gouvernement irakien pour reformer l’armée et sur un certain nombre de tribus sunnites qui devaient être armées par Bagdad. Or, cette coordination ne s’est pas faite. Alors que les tribus réclament des armes depuis des semaines, celles-ci ne sont pas livrées par le gouvernement central. Certains chefs de tribus avaient pourtant la volonté de se battre, mais ils se sont retrouvés sans défense face à l’EI qui n’a pas hésité à les assassiner par centaines. Quant à l’armée irakienne, incapable encore de résister et gangrénée de l'intérieur par les milices, demeure perçue par les populations sunnites comme une armée chiite venue les réprimer. Contrairement à ce qu’espéraient les Américains, elle n’est clairement pas à la hauteur de l’enjeu. Pour preuve, ses soldats ont une nouvelle fois déserté.
C’est donc la stratégie de la coalition qui est à remettre en cause ?
Cette stratégie, définie par le général John Allen, émissaire du président Barack Obama, s'est inspirée de ce qu'avaient fait les Américains en 2007-2008 en mobilisant des tribus contre les jihadistes. À l'époque, le fait de s’appuyer sur les acteurs locaux avait à peu près réussi à sécuriser l’Irak. Hors ici, cette stratégie a échoué. On assiste à une prise en main de l’appareil d’État par les milices chiites alors que le gouvernement irakien refuse depuis des mois d’armer les tribus sunnites. Cette tactique avait du sens tant qu’on se disait, du côté de la coalition, qu’on pouvait compter sur certaines forces au sol. Ce qui a fonctionné plus ou moins bien avec les Kurdes dans le nord, n'a pas réellement fonctionné avec l’armée irakienne. Le gouvernement va désormais lancer une contre-offensive à Ramadi avec l’aide des milices chiites. Mais celles-ci auront beaucoup plus de difficultés à reprendre du terrain dans la province d'Al-Anbar par rapport à celle de Diyala, à l'est, mixte sur le plan confessionnel et frontalière de l'Iran. Elles ne seront pas les bienvenues en territoire sunnite car elles ont déjà commis des exactions par le passé. Sur le terrain, l'État islamique poursuit une logique d’épuration confessionnelle et les milices chiites aussi, dans une moindre mesure. Si les violences atteignent Bagdad, on peut craindre un carnage.
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Que représente la ville de Ramadi pour l’EI ?
Elle est à la fois symbolique parce que c’est le chef-lieu de la province d’Al-Anbar, mais aussi stratégique. C’était la dernière ville sunnite qui résistait encore en Irak à l'avancée de l’EI et faisait figure de dernier rempart avant la capitale irakienne, à une centaine de kilomètres. Le gouvernement irakien est, quant à lui, une enclave au beau milieu d'un territoire totalement morcelé.
La question se pose de l’efficacité des frappes aériennes de la coalition ?
Ces frappes infligent des coups à l’EI et des revers militaires. Mais ces derniers ne sont pas durables dans le temps. La coalition fait face à une organisation dont la grande force est de savoir se régénérer. Contrairement aux États-Unis et autres pays membres de la coalition, l’EI est implanté dans les territoires qu’il contrôle, dispose de moyens importants et possède par conséquent une forte capacité de recrutement. Il faut bien garder en tête que pour chaque martyr tué, ce sont dix nouvelles recrues qui intègrent les rangs de l’EI. C’est une bataille qui va être extrêmement longue.
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Mais depuis le début des frappes de la coalition en août 2014, l’EI a-t-il gagné ou perdu du terrain ?
Le bilan est mitigé. Les frappes aériennes ont permis la libération de certains territoires, mais en contrepartie, d’autres ont été perdus ailleurs. Ce n’est pas un échec total, mais ça n’est pas un succès non plus. Aucun acteur n’a fait la différence. Nous sommes dans une situation d’impasse pour le moment. Depuis l’été dernier, l’EI est affaibli mais "résilient", notamment par sa capacité de recrutement et grâce à sa stratégie de financement qui reste extrêmement sophistiquée. Et il ne faut pas oublier non plus qu'il fait face à une coalition internationale hétéroclite au sein de laquelle les intérêts et vues divergent parfois fondamentalement, ce qui rend les choses très difficiles.
À quoi faut-il donc s’attendre dans les mois à venir ?
Il y aura une poursuite des frappes pour favoriser un endiguement de l’EI. Le Congrès américain a proposé d'armer directement les tribus sunnites, sans passer par Bagdad, mais Barack Obama refuse toujours cette option. En Irak, toute action américaine demeure perçue comme une ingérence, donc le président Obama préfère rester prudent. Il ne veut pas armer les tribus et préfère que ce processus se déroule dans un cadre institutionnel. Il ne faut pas attendre non plus un envoi de troupes au sol tant qu’il sera à la Maison blanche. On va plutôt passer à une stratégie de "containment" [endiguement] qui consistera à mobiliser des acteurs informels et pays voisins, plutôt que de compter sur l’État irakien qui a montré son incapacité patente à faire face.