à Londres – Certains immeubles de Londres réservent une entrée aux résidents aisés et une autre aux locataires de logement à loyer modéré. Un reflet du fossé entre classes sociales au Royaume-Uni ? Avant-dernier reportage du côté sombre du miracle britannique.
C'est une porte qui fait un "peu trop parler d'elle" et qui agace fortement Rubina Caldeira, la concierge en chef du luxueux immeuble du n°1 Commercial Street, une rue qui sépare le quartier d'affaires de la City des quartiers en voie de gentrification d'Aldgate et Spitalfields. “Vous êtes venue enquêter sur une entrée d'immeuble ?”, lance-t-elle avec hostilité quand on aborde le sujet. “Vous êtes venue de Paris pour parler du tissu de mensonges du 'Guardian' !”.
Le quotidien britannique de centre gauche n'a jamais eu les faveurs de madame Caldeira, mais depuis qu'il a publié l'été dernier un article sur la mise en place d'une “porte du pauvre” ["poor door"] dans son immeuble, il est voué aux gémonies par la gardienne des lieux. Pourtant, dans la petite rue adjacente à l'entrée principale du n°1 Commercial Street, Rubina Caldeira reconnaît qu'il existe bien une petite porte moins clinquante, moins lumineuse et surtout moins visible que celle qu'elle franchit quotidiennement. Elle est réservée aux résidents moins fortunés du bâtiment. “Mais ce n'est pas une 'porte du pauvre', rectifie-t-elle avec colère. C'est simplement l'entrée d'une autre partie de l'immeuble”. Celle réservée aux locataires des logements sociaux, ces appartements à bas prix, très inférieur à la moyenne dans ce quartier cossu.
Cynisme des promoteurs immobiliers
Le One Commercial Street ne fait pas figure d'exception dans le paysage londonien. Le "Guardian" a recensé une dizaine d'immeubles du même genre dans la capitale britannique. Pour le quotidien, ces bâtiments illustrent moins les dérives du marché immobilier à Londres que le cynisme des promoteurs immobiliers. Sous l'impulsion de l'ancien maire de Londres, Ken Livingstone, ces derniers sont désormais tenus d'inclure environ un tiers d'appartements à loyer modéré dans leur projet – même le plus luxueux – pour obtenir des permis de construire et ainsi tenter d'enrayer la crise du logement.
Mais pas question de faire fuir les clients les plus fortunés. Certains constructeurs ont donc trouvé ce moyen habile de contourner la législation sans l'enfreindre : mélanger les classes sociales, oui, mais faire en sorte qu'elles ne se croisent jamais. À chacun sa porte, son local poubelle, son ascenseur. N'y voyez aucun apartheid, arguent les promoteurs, plutôt un arrangement qui permet de réduire les charges des habitants d'un logement à loyer modéré, tout en profitant d'un immeuble de grande qualité.
"Il y a peut-être un peu d'arrogance de la part des promoteurs. Mais le résultat est encourageant. Ces locataires sont dans le centre de Londres et ils paient de très bas loyers ! Ils bénéficient de certains services aussi : ascenseur, femme de ménage. Ils ne vivent pas dans des taudis. Cette polémique est stupide, ajoute la gardienne de la "posh door" [la porte des riches]. D'ailleurs aucun de ces locataires ne s'est jamais plaint à moi".
"Ségrégation sociale"
Peut-être madame Caldeira n'a-t-elle pas souvent croisé Lipon Miah, au pied de l'immeuble. Pour ce locataire de la "poor door", ce système est jugé "un peu humiliant". “J'ai l'impression de me cacher quand je rentre chez moi”, explique-t-il. “Je n'aime pas ça. On ne sépare pas les gens. C'est ridicule, en 2015. On nous fait croire que tout va bien, mais de ce côté [de l'immeuble], le code ne marche pas, l'interphone est cassé, l'ascenseur tombe souvent en panne”, se désole-t-il. “Je paye 131 livres par semaine [180 euros, soit environ 730 euros par mois] pour mon logement, à ce prix là, j'aimerais un meilleur immeuble”.
Si à la fin de l'été 2014, l'affaire des “poor doors” n'occupait plus les esprits, elle revient désormais avec fracas à quelques jours des élections générales britanniques. Lisa McKenzie, par exemple, candidate du parti anarchiste “War Class” à Chingford, dans le nord de Londres, ne manque pas une occasion de dénoncer cette “ségrégation sociale”. Chaque jeudi, jusqu'aux élections, elle organise des manifestations devant l'immeuble de madame Caldeira.
"Un pas en avant"
Lisa McKenzie refuse que les “poor doors” deviennent "tendance". Pourtant, dans le très chic quartier de Mayfair, coincé entre Soho et Hyde Park, un immeuble huppé avec "poor door" devrait voir le jour prochainement. Idem dans le quartier de Chelsea, ou en banlieue, à Chiswick et à Croydon.
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Nombreux sont ceux qui, à l'instar de Rubina Caldeira, voient davantage dans ce sytème un progrès vers la mixité sociale que vers la ségrégation. Pour Eric, standardiste dans une entreprise située juste en face de l'emplacement du futur immeuble de luxe, à Mayfair, la “porte du pauvre” c'est une aubaine, un moyen de faire revenir les classes populaires dans le centre-ville. “Je trouve ça intéressant. Ce n'est pas honteux. Il faut voir les avantages, ils payent moins de charges, alors certes, ils n'ont pas de gardien et pas de beaux lustres au plafond dans l'entrée, mais franchement on s'en fout, non ? Ils vivent dans des beaux appartements, dans les beaux quartiers. Si je pouvais en avoir un, je dirais 'oui' sans hésiter”, confie-t-il. "Ça m'éviterait de faire 1 h 30 de transport chaque jour pour venir travailler".
Pour Martha, sa collègue de 26 ans, qui habite "en zone 3, loin du centre", l'idée est plutôt bonne, sauf si elle est appliquée dans l'ultra-centre de Londres. “Ces locataires auront peut-être un loyer abordable, mais ils ne pourront rien s'acheter dans le quartier. C'est très fortuné à Mayfair. Où feront-ils leurs courses, où iront-ils au café ou au restaurant ?”, lâche-t-elle en regardant par la porte d'entrée, curieuse à l'idée de bientôt voir une “poor door” se dresser sous ses yeux. “Mixer les gens dans les immeubles, c'est bien, mais les mixer dans la rue, c'est mieux.”