à Taybeh (Cisjordanie) – Déjà à la tête de la seule brasserie de Cisjordanie, une famille du village de Taybeh commercialise désormais aussi son vin. Un cru palestinien qui est aussi, pour les Khoury, un acte politique de résistance à l’occupation israélienne.
Les cuves rutilent. Les fûts sont en chêne importé de France et la température de la salle peut être contrôlée à distance. Nadim Khoury, 54 ans, a fait les choses en grand. "Mon fils Canaan a étudié à Harvard. Il fallait un équipement dernier cri pour le convaincre de revenir ici prendre la tête de la cave", plaisante-t-il.
Ici, c’est Taybeh, dernier village entièrement chrétien de Cisjordanie, à une dizaine de kilomètres de Ramallah. Après avoir fondé la première brasserie palestinienne, la famille Khoury se lance dans la viticulture. Les bouteilles de "Nadim" - "compagnon de boisson", en arabe - sont en vente depuis le 25 novembre, et à la carte de quelques hôtels de Jérusalem ou Nazareth. Des premiers cartons de syrah, merlot et cabernet-sauvignon ont été expédiés en Suède et au Royaume-Uni.
Première brasserie du Moyen-Orient
Depuis une dizaine d’années, les vignes prolifèrent sur les coteaux de Cisjordanie : les colons israéliens gèrent une trentaine d’exploitations viticoles. Le domaine palestinien des moines de Crémisan, qui produisent du vin de messe près de Bethléem, est lui menacé par le mur de séparation. Sa construction prévue au milieu de la vallée ferait basculer les moines et leurs vignes côté israélien. Seul autre domaine palestinien, celui des moines de Latroun avait été annexé dès 1967.
Pour Nadim Khoury, produire du vin à Taybeh est une évidence : "Il y a des vignes aux alentours et le climat est idéal". C’est aussi la suite logique d’une longue aventure. Étudiant à Boston, Nadim Khoury s’initie au brassage de la bière dans les dortoirs de son université. De retour en Cisjordanie en 1994, à l’époque de la signature des accords d’Oslo, il fonde ce qui est alors la première microbrasserie du Moyen-Orient.
Vingt ans plus tard, l’entreprise familiale reste la seule brasserie palestinienne et produit 6 000 hectolitres de bières par an. "Nous vendons 65 % de notre production en Cisjordanie. Et ce ne sont pas les chrétiens, qui représentent moins de 2 % des Palestiniens, qui peuvent boire tout ça !", remarque Nadim Khoury. "25 % de nos bouteilles sont destinées au marché israélien et 10 % à l’étranger." La Taybeh s’exporte au Japon, en Suède ou en Belgique.
Importations et accès à l’eau
Un succès certain, que Nadim Khoury tempère. "Sans l’occupation, l’entreprise serait beaucoup plus solide." Principal obstacle : l’accès à l’eau, contrôlé par les Israéliens. L’importation des matières premières est également un défi. Le malt français ou le houblon tchèque peuvent rester bloqués des semaines, voire des mois, dans le port israélien d’Ashdod, par lequel ils doivent transiter.
Les raisins, eux, viennent bien de deux villages voisins, Birzeit et Aboud. Un hectare de vignes a été planté à Taybeh. Canaan Khoury, 23 ans, cherche aussi à identifier celles qui, parmi les 21 variétés de raisins de Cisjordanie, pourraient être utilisées pour les prochaines cuvées.
La famille espère reproduire le scénario de la Taybeh. Installer son vin sur le marché palestinien, puis israélien et étranger. Au niveau local, la concurrence sera rude. Les vins israéliens, portés par ceux de la région du Golan, se sont imposés ces dernières années comme des crus de haut niveau.
"Nous voulons montrer que les Palestiniens peuvent proposer des produits de qualité", insiste Nadim Khoury. "Pour la bière, nous réussissons à passer les tests très stricts des Japonais."
Boire palestinien, un choix politique
Donner une image positive des Palestiniens, faire fonctionner l’économie locale, exploiter la terre pour rendre son accaparement par les colons plus difficile… Produire à Taybeh est bien un moyen de résister à l’occupation. "Ceux qui boivent notre bière, et maintenant notre vin, sont sensibles à la cause palestinienne. C’est un choix politique", résume Nadim Khoury.
L’appel au boycott des produits israéliens – notamment des colonies – a récemment gagné en visibilité. Son impact économique est difficile à estimer mais n’est pas neutre pour le secteur du vin. Le PDG du domaine de Psagot, une colonie proche de Ramallah, affirmait l’an dernier que de nombreux établissements, à l’étranger mais aussi à Tel Aviv, refusaient d’acheter ses bouteilles.
En cette matinée de janvier, la cave-boutique de Taybeh est déserte. Canaan Khoury est en visite dans la Napa Valley, cette région de Californie réputée pour son vin. Des ouvriers travaillent dans l’immense hôtel, installé au-dessus de la cave, qui doit ouvrir ses portes en mars. La famille espère que les pèlerins en voyage dans la région feront étape à Taybeh. Et permettront d’inscrire les Territoires palestiniens sur la route des vins.