Mohamedou Ould Slahi est incarcéré depuis 13 ans à Guantanamo sans avoir jamais été jugé. Du fond de sa cellule, il a écrit "Les carnets de Guantanamo", un témoignage inédit sur les conditions de détention de la prison américaine.
Ils sautent aux yeux. Près de 2 600 blocs noirs maculent le texte de Mohamedou Ould Slahi , comme autant de traces de la censure de l’administration américaine. "Les carnets de Guantanamo", sont parus, jeudi 22 janvier, (Michel Lafon) en France et dans une dizaine d’autres pays, rythmés de ces silences qui cachent l’inavouable.
Restent 100 000 mots "déclassifiés", qui livrent un témoignage inédit sur la prison de Guantanamo, cette "zone de non-droit absolu", selon les mots d’Amnesty International. Mohamedou Ould Slahi , un Mauritanien de 44 ans, est incarcéré depuis 13 ans dans la prison militaire américaine basée à Cuba. Il est le premier à publier ses écrits alors qu’il est toujours en détention.
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Il aura néanmoins fallu six ans de négociations pour que le gouvernement américain autorise la publication de ses carnets. Non sans conditions. Des mots, des noms, des faits, des dates, des lieux, des passages entiers ont été supprimés pour protéger des informations classées confidentielles. Les États-Unis continuent d'invoquer le secret défense pour empêcher la divulgation de documents prouvant les actes de torture.
"Anticiper un nouveau coup à chaque battement de cœur"
Arrêté en Mauritanie en 2001 pour des liens supposés avec la "cellule de Hambourg", qui a organisé les attentats du 11-Septembre, Mohamedou, d’abord emprisonné en Jordanie et en Afghanistan, a été transféré à Guantanamo le 5 août 2002. Une arrestation inattendue et une incarcération dont il fait le récit au cours de l’été 2005, dans l’isolement de sa cellule-hutte. En 466 feuillets, il raconte un quotidien fait de tortures et d’humiliations.
Son récit, corroboré par des milliers de documents déclassifiés, est un exemple édifiant du traitement subi par les prisonniers depuis les attentats du 11 septembre 2001. Privation de sommeil, hygiène minimale, bains glacés, coups à répétition, menaces de mort, insultes, humiliations sexuelles, isolement prolongé, interrogatoires musclés, etc…. Les méthodes de torture physique et psychologique, aussi inventives qu’efficaces, sont validées au plus haut niveau de l’administration. Mohamedou est interrogé 24 heures sur 24, plusieurs semaines d’affilée, suivant un protocole approuvé par l’ex-secrétaire américain à la défense, Donald Rumsfeld.
L’auteur-détenu évoque le souvenir particulièrement pénible d’une journée où on l’arrache à son cachot glacial pour l’embarquer, la tête dans un sac, à bord d’un bateau. "Un long voyage de torture se préparait avec l'aide des Américains", ironise-t-il. "J'avais le torse si comprimé que je n'arrivais plus à respirer correctement. -"Je p... e... p... peux pas... res... p... i... rer ! -"Aspire l'air!", ricana l'Égyptien [un de ses geôliers, ndlr]. Je suffoquais littéralement sous le sac qui me couvrait la tête. Mes suppliques pour obtenir un peu plus d'air se heurtèrent toutes à un mur."
Son calvaire ne fait alors que commencer. Mohammedou a ensuite été battu pendant des heures sans discontinuer, des glaçons glissés entre la peau et sa combinaison. "Lorsque la glace fondait, ils ajoutaient de nouveaux cubes. De temps à autre, un garde me frappait, la plupart du temps au visage. La glace me faisait souffrir et permettait d’effacer les contusions subies pendant l’après-midi. Tout semblait planifié. (…) Rien n’est plus terrifiant que d’anticiper un nouveau coup à chaque battement de cœur", écrit-il.
"Les oies ont plus de droits que nous"
Face à un système "où tous les moyens sont bons", selon Amnesty international qui dénonce l’impunité dont jouissent les bourreaux, les détenus n’ont que peu de recours . Pour mettre fin à la torture, Mohamedou Ould Slahi finit par céder aux faux aveux. Il raconte alors avoir planifié un attentat contre une tour de Toronto : "‘C’est la vérité ?’ me demande 'Je m’en fous, à condition que vous soyez satisfaits. Si vous voulez acheter, je suis vendeur'", répond le détenu à ses interrogateurs.
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Mourad Benchelalli, un Français incarcéré deux ans et demi à Guantanamo en 2002 avant de passer deux ans à Fleury-Mérogis, en banlieue parisienne, évoque les grèves de la faim entreprises par les prisonniers. "La grève de la faim est le seul moyen à disposition des détenus pour protester contre les conditions de détention. Le corps est la seule chose qui nous reste. On fait ça par désespoir, parce qu’on s’imagine que ça va changer quelque chose", explique Mourad Benchelalli, lors d'une conférence de presse à Paris, le 22 janvier.
Le journal "Miami Herald", qui tient une rubrique sur Guantanamo, a recensé jusqu’à 106 grévistes de la faim en 2013, dont 44 ont été gavés de force. "La nourriture forcée c’est très douloureux", raconte Mourad Benchelalli. "On vous enfonce une sonde par le nez jusqu’à l’estomac, sans anesthésie. C’est une forme de torture aussi. Un État américain [la Californie, ndlr] a voté une loi contre le gavage des oies. Les oies ont plus de droits que nous…", dénonce-t-il.
Présumé coupable
Mourad Benchelalli a connu Mohamedou Ould Slahi à Guantanamo, en 2002. Il se souvient d’un "homme cultivé, qui parle cinq langues. Il était parmi les plus intelligents". Doué en maths, Mohamedou Ould Slahi a fait des études d’électrotechnique dans les années 1990 en Allemagne, espérant devenir ingénieur en télécommunications. Une éducation qui, selon les agents américains, laisse penser que Mohamedou pourrait être l’un des cerveaux d’Al-Qaïda.
Mohamedou a bien intégré le réseau terroriste en 1991, cela il ne le nie pas. Interrompant ses études, il a rejoint l’Afghanistan pour "soutenir la rébellion contre le gouvernement communiste" alors en place à Kaboul. Entraîné militairement dans le camp d’Al-Farouk la même année, il prend les armes et prête allégeance au mouvement. Mais après la chute du communisme, les choses changent. "Les Moudjahidine se mirent à livrer le jihad les uns contre les autres, afin de déterminer qui prendrait le pouvoir. Les diverses factions commençaient à s’affronter entre elles. Je décide alors de rentrer car je ne voulais pas me battre contre d’autres musulmans", raconte-t-il. Il rompt les liens avec Al-Qaïda en 1992, tout en gardant contact avec certains de ses membres.
À Guantanamo, toujours 122 détenus incarcérés
Ces quelques relations suffisent. Après le 11-Septembre, l’administration Bush cherche des coupables, pas des preuves. Mourad Benchelalli, également incarcéré à Guantanamo pour son séjour en Afghanistan en 2001, dénonce : "Partir en Afghanistan était une erreur de jugement. Mais l’esprit occidental a une lecture des événements de l’époque filtrée par le 11-Septembre. Il est très difficile d’envisager, aujourd’hui, qu’on ait pu se rendre en Afghanistan sans avoir jamais eu de projet terroriste".
Mohamedou Ould Slahi est présumé coupable et incarcéré depuis 13 ans sans avoir été inculpé ni jugé. En mars 2010, un juge fédéral américain ordonne sa libération mais l'administration Obama fait appel. L'instruction est toujours en cours. Sur les 242 prisonniers qui se trouvaient dans les geôles de Guantanamo au début du mandat de Barack Obama en 2009, 122 s'y trouvent toujours aujourd’hui. Libérables pour beaucoup mais loin d'être libres.
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Dans son discours sur l’état de l’Union le 20 janvier, le président américain Barack Obama réitérait encore sa volonté de fermer Guantanamo. Un vœu pieux émis depuis sa prise de fonction. Mais il se heurte au Congrès à majorité républicaine, opposé à sa fermeture comme au transfert des détenus de Guantanamo sur son sol, même pour y être jugés.