
À l'occasion du centenaire de la Grande Guerre, des restaurants de l'Oise proposent des menus 14-18. Alors que certains chefs louent cette initiative qui rend hommage aux soldats, d'autres estiment que les plats n'ont aucun rapport avec l'histoire.
À l’entrée du restaurant de l’Hôtel du Nord à Compiègne, le menu 14-18 est en bonne place. Les clients peuvent commander un repas complet estampillé "Grande Guerre" : en entrée "le calme avant la tempête", "Glory of God" en plat de résistance et enfin "le repos du Tommy’s" pour le dessert. "C’est un menu qui est bien apprécié. Il y a un mois, nous étions à 78 menus vendus depuis le printemps. Les clients aiment le côté un peu fun de l’histoire, le clin d’œil", raconte Elisabeth Lepoittevin, la propriétaire.
À l’initiative du Conseil général de l’Oise, cet établissement picard participe depuis le mois de mars à l’opération "Menus 14-18" avec une dizaine d’autres restaurants de la région. En cette période hivernale, l’Hôtel du Nord en est déjà à la quatrième version de ce repas placé sous le signe de la Première Guerre mondiale : "On aurait pu sortir les gamelles en ferraille !", plaisante la responsable des lieux. "On a préféré partir de produits simples de l’époque et ensuite essayer de les élaborer. On a aussi travaillé le côté sympa des noms des plats".
"Une touche récente à des vieux plats"
Ces derniers ont été imaginés par le chef Gilles Pierrès. Passionné d’histoire, ce jeune cuisinier a tout de suite été emballé par ce projet. "J’ai essayé d’apporter une touche récente à des vieux plats", explique-t-il. " Par exemple pour l’entrée, "le calme avant la tempête", c’est du tourteau. Cela rappelle l’arrivée des soldats anglais par la mer. Pour le plat, "Glory Of God", il s’agit de pigeon. C’est un petit hommage aux pigeons qui envoyaient des messages. Notre dessert, "le repos du Tommy’s" est aussi une référence au sacrifice des Canadiens et des Anglais à Arras avec une touche de bière".
Pour trouver des idées, Gilles Pierrès n’a pas eu besoin d’aller très loin. L’Oise est en effet l’un des départements symboles de la Grande Guerre. C’est à seulement quelques kilomètres de là que l’armistice a été signé en forêt de Compiègne, le 11 novembre 1918 : "Je suis originaire de Lorraine, mais depuis que je suis arrivé dans la région, j’ai beaucoup visité les champs de bataille. La guerre est vraiment très présente en Picardie".
Cent ans après ces événements, les plats présentés par ce chef n’ont toutefois pas grand-chose à voir avec ce que mangeaient les poilus dans l’enfer des combats. Gilles Pierrès a bien conscience qu’il ne peut pas proposer à ses clients la même "tambouille" que celles des soldats : "Ils avaient du corned-beef, des sardines en boîte, du pain dur, beaucoup de vin et de bière et pas grand-chose d’autres".
Cuisiner au front
Un grand écart avec la réalité historique qui n’est pas vraiment du goût d’un autre restaurateur de la région. Au chalet du lac de Pierrefonds, le chef, qui préfère taire son nom, regrette d’avoir participé à l’opération "Menus 14-18" après une demande de son patron. "Peut-être que les généraux avaient bien à manger, mais je ne pense pas que les hommes qui mourraient sur le front avaient eux quelque chose de correct dans leur assiette ! Le meilleur repas du poilu, cela devait être la boîte de singe dans la tranchée (le surnom donné à de la viande en conserve, NDRL). Ce n’était pas très bon, mais c’était mangeable", s’emporte ce cuisinier.
Pour lui, cette initiative du Conseil général est tout simplement déplacée et hors contexte. "C’est une idée que je conteste totalement. Est-ce que vous avez déjà cuisiné avec une roulante comme en 14-18 ? C’était une marmite sur roue qui était chauffée au bois et qui était tractée par des chevaux. Vous imaginez le rata qu’on peut faire là-dedans. Quand ça colle au fond, vous faites comment ?".
Le quotidien des cuisiniers durant le conflit est en effet bien loin de celui des chefs étoilés. Comme le raconte l'historien de la gastronomie Silvano Serventi dans "La cuisine des tranchées"*, ils font surtout avec leur peu de moyens: "L’ordinaire des cuisines, qu’elles fussent fixes ou mobiles, était certes abondant et consistant mais généralement peu appétissant et parfois franchement exécrable (…) Entre la gamme succincte des ingrédients de base, comprenant essentiellement viande, pâtes, riz, légumes secs et pomme de terre et le manque de métier des préposés à la cuisine, il aurait été miraculeux que les soldats profitent d’une bonne cuisine".
"La faim tiraille les entrailles"
Dans leur "coin popote", les cuistots préparent ainsi essentiellement des plats en sauce et à cuisson longue : sautés de mouton, ragoûts de bœuf, bœuf bourguignon, daubes ou encore bœuf bouilli, ainsi que des soupes. Alors que les combats font rage, les soldats en première ligne n’ont d’ailleurs pas toujours la chance de recevoir leurs rations. "La faim tiraille les entrailles, nous avons vingt ans, nos corps réclament des aliments. Quelques croûtons de pain moisis apparaissent, qu’on engouffre dans la bouche, malgré le dégoût qui nous étreint la gorge", a ainsi décrit le poilu Marius Malavialle dans ses mémoires "Un du Cent-six-trois (163e infanterie) pendant la guerre 1914-1918", cité dans "Cuisine des tranchées".
Afin de mieux coller à ce quotidien peu raffiné, le chef du chalet du lac avait imaginé en mars un menu 14-18 des plus simples composé d’une soupe, d’un ragoût avec une purée de haricots et de pommes de terre, ainsi qu’un dessert au chocolat : "C’est inspiré du casque à pointe. A l’intérieur, c’est farci avec une crème pâtissière aux fruits confits et au milieu, on met un cerneau de noix qui représente la cervelle". Mais ce menu n’a jamais vraiment rencontré de succès. "Au début, on a eu quelques demandes, et après plus du tout", constate amèrement le cuisinier. "Je trouve que c’est une période où les gens ont beaucoup souffert. On doit honorer leur mémoire car ils nous ont permis d’une manière ou d’une autre de vivre mieux, mais ils auraient pu choisir un autre thème que la cuisine".
*"La cuisine des tranchées", Silvano Serventi, Editions Sud-Ouest, janvier 2014