
Au sein du plus ancien hôpital de Paris, les médecins urgentistes de l’Hôtel-Dieu fustigent la vision "comptable" du projet de loi de la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot. Débats houleux en perspective au Sénat, à partir du 12 mai.
A l’entrée des urgences, trois policiers prennent le soleil, cigarette au bec, journal déplié. Dans la salle d’attente, une femme enceinte feuillette un magazine "people" tandis qu’un SDF se plaint que l’hôpital soit devenu trop "populaire". Aux urgences de l’Hôtel-Dieu, on soigne tout le monde, le grand public mais aussi des détenus venus aux urgences médico-judiciaires. En toute sérénité... ou presque.
La projet de loi "Hôpital, patients, santé, territoires" (HPST) de la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, qui vise à rééquilibrer les finances des hôpitaux, inquiète les blouses blanches. La grogne dure depuis des mois. A l'Hôtel-Dieu, comme dans plusieurs établissements en France, certains membres du personnel observent des grèves symboliques. "La reforme Bachelot n’est pas ce qu’on attendait", confie le médecin urgentiste Stéphane Boizat, admettant néanmoins que l’hôpital a besoin d’être reformé.
"Là où tous les médecins sont d’accord, c’est qu’on ne veut pas d'une gestion purement économique de l’hôpital", dit-il. Selon les médecins de l'Hôtel-Dieu, la reforme de l'hôpital vise à donner tous les pouvoirs aux directeurs des hôpitaux alors que ceux-ci n’ont pas de formation dans le domaine de la santé.
Face à la grogne de la profession, la commission des Affaires sociales de la loi Bachelot a revu le projet de loi jeudi 7 mai pour encadrer les prérogatives des directeurs avant les débats au Sénat la semaine prochaine.
Gérald Kierzek, responsable du Service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) de l'Hôtel-Dieu a observé une journée de grève symbolique le 28 avril. Il souhaite améliorer l’efficience de l’hôpital sans négliger sa mission fondamentale : soigner tout le monde. Le docteur Kierzek aimerait que la tarification des soins - la "T2A" qui stipule que les hôpitaux seront rémunérés en fonction de leurs actes - soit revue pour prendre aussi en compte les missions d’accueil, d’enseignement et de recherche de l’hôpital public.
"Ça ne me choque pas que certaines cliniques sélectionnent leurs patients dans le XVIe arrondissement, affirme le médecin. Mais à l’hôpital public, on ne peut pas choisir et on accueille tout le monde : les SDF, les polypathologiques, les personnes âgées, etc." Des patients qui requièrent beaucoup de soins, mais dont la tarification n’est pas élevée.
Des patients solidaires
Dans la salle d’attente silencieuse, Béatrice, auxiliaire de vie auprès des personnes âgées, attend sa fille qui a fait un malaise dans une station de métro. "La loi Bachelot, je ne suis pas du tout d’accord, dit-elle. Le directeur n’est pas médecin, il ne peut pas prendre toutes les décisions !"
Caroline, la trentaine, une brune qui travaillait jusqu'à peu dans un cabinet d'avocats, pense quant à elle qu'un compromis sur la gouvernance des hôpitaux est possible. Elle imagine la présence à la fois d'un médecin et d'un gestionnaire à la tête de l'hôpital. "On ne peut pas se passer d'un médecin qui connaît son métier et d'un gestionnaire qui maîtrise les chiffres", argumente-t-elle.
Lors d’une crise de panique, cette patiente s’était intuitivement dirigée vers les urgences de l’Hôtel-Dieu. "Ici, les gens sont compréhensifs, ils ont su me guider", confie-t-elle. Caroline a été diagnostiquée pour dépression. Elle assure qu'elle a été victime de harcèlement moral sur son lieu de travail.
"J’apprécie beaucoup la tradition de cet hôpital, on soigne tout le monde, les SDF, les repris de justice, explique la jeune femme. C’est rassurant, il n'y a pas d'inégalité des soins."
"Le point faible, c’est l’attente", ajoute-elle. Selon le docteur Kierzek, 90 % des patients aux urgences sont pourtant traités en moins de quatre heures.
Observatoire de la société
"Les urgences sont un lieu où se cristallisent les problèmes de la société", explique le médecin urgentiste Stéphane Boizat. "Quand il y a une crise du logement, les gens dorment chez nous et quand il fait froid, ils se réfugient aussi chez nous !", s'indigne-t-il.
C’est aussi aux urgences qu’on peut observer les remous de la société. Selon Maryline Ardon, infirmière aux urgences depuis 31 ans, le service reçoit aujourd’hui moins de toxicomanes car l’héroïne est passée de mode. La violence est aussi un souci, même si, selon elle, les patients s’en prennent rarement au personnel soignant.
Le docteur Boizat se désole que la violence soit "un problème qui ne s’arrange pas". Ici, les médecins reçoivent aussi les urgences médico-judiciaires, des délinquants et des criminels escortés par des policiers. Mais les forces de l’ordre n’accompagnent pas – sauf rares exceptions – les patients en salle de soin.
"On a une bonne relation avec les policiers mais ils restent à leur place", témoigne Feval Georges, un aide-soignant . Les forces de l'ordre attendent souvent les patients à l'entrée de l'hôpital. Contrairement à d’autres établissements, l'Hôtel-Dieu n’a pas de vigiles pour assurer la sécurité et ne compte pas plus d’agressions.
Aux urgences, les praticiens sont fiers d’être les uniques décideurs. "On est tout seul ici," s’exclame le docteur Boizat, oubliant un instant la loi Bachelot. "Enfin, on l’était, jusqu’à maintenant."