Dans "L'Oranais", le réalisateur franco-algérien Lyes Salem montre des héros de l'indépendance en train de boire et fumer dans des cabarets. De quoi offusquer les nationalistes et chefs religieux algériens. Mais pas les autorités...
Décidemment, guerre d’Algérie et cinéma forment un bien houleux ménage. Côté français, on ne compte plus les films qui ont provoqué des luttes intestines entre les tenants de la dénonciation des violences coloniales et les ennemis de la repentance tous azimuts. Si, en France, le temps de la censure semble bel et bien révolu, en Algérie, les pressions exercées par les garants du roman national existent toujours.
Exemple le plus récent, "Hors-la-loi" de Rachid Bouchareb qui, lors de sa présentation au Festival de Cannes en 2010, avait fait l’objet d’une campagne de dénigrement de la part d’élus et d’anciens combattants accusant le film - souvent sans l’avoir vu - de légitimer la lutte armée du Front de Libération nationale algérien (FLN).
"Film satanique"
Quatre ans plus tard, le flambeau de la discorde est passé de l’autre côté de la Méditerranée. À l’origine de la controverse : "L’Oranais", film historique du franco-algérien Lyes Salem, accusé de porter atteinte à l’islam et à l’honneur des héros de l’indépendance. Comme le rapporte le 12 novembre le quotidien "El Watan", une semaine avant sa sortie en France et en Algérie, d’anciens responsables du FLN et de l’Organisation des enfants de moudjahidine (ONEM) ont essayé de bloquer l’accès d’un cinéma d’Oran, où le cinéaste et ses comédiens présentaient le long-métrage en avant-première.
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Les protestataires répondaient à l’appel lancé quelques jours plus tôt à la télévision par le cheikh Chamseddine, un prédicateur habitué des fatwas cathodiques. "Les habitants d’Oran doivent consulter un avocat et déposer plainte contre ce film, avait-il ordonné sur la chaîne privée Ennahar TV. Un film satanique qui montre les moudjahidines comme des combattants de jour et qui, le soir, passent la nuit dans un cabaret, dans le péché. Où est passée l’Organisation des moudjahidines ? Où est le ministre des Moudjahidines ? Où est la famille révolutionnaire ? Où sont les Oranais ? Où est le peuple algérien ? Ce film vise à casser l’image du moudjahidine dans l’esprit de l’Algérien."
"Des détails un peu idiots"
Là où, en France, certains reprochaient à Rachid Bouchareb de falsifier la vérité historique, c’est le souci de réalisme entretenu par Lyes Salem qui, en Algérie, cause quelques contrariétés. Ambitieuse fresque dont l’académisme trahit une volonté – tout à fait honorable – de s’adresser au plus grand nombre, "L’Oranais" s’attache en effet à montrer les héros de la libération nationale dans leur quotidien d’après-guerre. On y voit de jeunes gens qui, portés par un vent de liberté, dissertent le soir venu dans les bars dont ils sont devenus les nouveaux propriétaires. Ils y rêvent d’une Algérie qui rejoindrait le concert des nations, disposerait d’une puissante industrie, produirait son propre vin…
"Je raconte l’histoire d’un groupe de personnes, des êtres humains avec plein de contradictions. Si cela heurte la sensibilité de certains qui préfèrent garder une image réconfortante ou rassurante d’un certain type de personnes, j’en suis désolé pour eux. Mais ce n’est pas ma façon de voir les choses", a répondu, sur le site de TSA, le réalisateur, qui joue également dans le film. Puis de recadrer : "On conteste le film sur des détails un peu idiots. La consommation d’alcool par exemple. Concernant ce sujet, plusieurs journalistes leur ont rappelé qu’après l’indépendance, ce sont les anciens combattants, les moudjahidines, qui ont eu les licences d’alcool."
"Laissons le dernier mot au public"
De fait, "L’Oranais" paie le prix de son refus de tout angélisme. Au regard attendrissant que Lyes Salem pose sur les premières années euphoriques de liberté se substitue un jugement plus sévère porté sur le temps de la consolidation de l'indépendance. Un temps synonyme de compromissions, de trahisons et d'illusions perdues. À l'image de Hamid (Khaled Benaïssa), ex-jeune loup de la lutte armée qui, en vieux lion de la politique qu'il est devenu, n'hésite pas à se débarasser d'un idéaliste ancien frère d'armes jugé trop turbulent.
Un tableau de l’Algérie libre d’autant plus éloigné du panégyrique qu’il est parfois brossé avec une bonne dose d’ironie. Comme dans cette séquence mettant Djaffar (Lyes Salem), commmandant de guerre reconverti dans les affaires, aux prises avec des téléphones modernes. Ou cette scène où des ouvriers préférent s'exprimer approximativement dans un arabe classique que dans le dialectal qu'ils jugent trop proches de la langue de l'ancien occupant. Il n'en fallait pas plus pour que certains, dans les rangs nationalistes, montent au créneau. Sur Ennahara TV, toujours, l’historien et universitaire Lahcène Zeghidi, a ainsi dénoncé un film qui faisait l’apologie du colonialisme…
Alertées par la polémique, les autorités n’ont pas l’intention, pour l’heure, d’intervenir dans le débat. "Laissons le dernier mot au public, a estimé la ministre de la Culture, Nadia Labidi. Le public est assez mûr pour pouvoir juger un film. Un film, après tout, exprime un point de vue. Il est tout à fait naturel qu’il y ait des réactions."