
Sébastien Lecornu photographié à son arrivée à l'Élysée, à Paris, le 4 septembre 2025. © Ludovic Marin, AFP
C’est ce qu’on appelle un "coup" politique. En annonçant, vendredi 3 octobre, renoncer à l'article 49.3 pour faire passer son budget 2026, le Premier ministre Sébastien Lecornu a tendu une main aux oppositions qu’il était sur le point de recevoir à Matignon, renvoyant ainsi la balle dans leur camp.
"Dès lors que le gouvernement ne peut plus être en situation d'interrompre les débats, il n'y a donc plus aucun prétexte pour que ces débats [parlementaires] ne démarrent pas la semaine prochaine", a-t-il lancé, essentiellement à l'adresse du Parti socialiste (PS) et du Rassemblement national (RN), les deux formations qui doivent décider de son sort à court terme.
L’annonce, plutôt habile, se veut un premier exemple des "ruptures" évoquées par le Premier ministre lors de son discours prononcé le jour de sa nomination. Mais elle vise surtout à obtenir un accord de non-censure, laissant nécessairement des questions en suspens.
Revivez notre direct Sébastien Lecornu annonce renoncer au 49.3 pour faire passer son budget
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Une "rupture" suffisante pour éviter la censure ?
En renonçant à l’utilisation du 49.3, Sébastien Lecornu, dont le gouvernement est toujours attendu, a joué une carte que personne n’a vu venir et renvoyé les oppositions face à leurs responsabilités.
Mais ni le Rassemblement national, ni le Parti socialiste ne sont ressortis convaincus de leur entretien avec le Premier ministre. Marine Le Pen, reçue la première vendredi matin, a jugé que cette décision était "plus respectueuse de la démocratie", se félicitant "d'un pouvoir supplémentaire" accordé aux députés. Pour autant, elle a déclaré attendre "le discours de politique générale" du Premier ministre, qui aura lieu mardi après-midi, pour voir "s'il existe une rupture ou pas", rappelant que "pour le Rassemblement national, c'est la rupture ou la censure".
"Il y a bien un début de rupture sur la forme, mais sur le fond, rien n'a changé", a déploré de son côté le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, après plus de deux heures d'entretien. La "copie" du Premier ministre sur le budget reste "très insuffisante et à bien des égards alarmante", a-t-il dénoncé, réservant lui aussi sa réponse sur une éventuelle censure après le discours de politique générale.
Avant même la fin de son entretien avec le PS, le chef du gouvernement a fait savoir qu'il proposait la création d'une "taxe sur le patrimoine financier" des holdings familiales, utilisées pour contourner l'impôt, mais pas la taxe Zucman, réclamée par la gauche, qu'il juge "dangereuse" pour l'économie et l'emploi.
Olivier Faure a répondu qu'il fallait regarder le "rendement" de cette nouvelle taxe. "On nous dit qu'on ferait 1,5 milliard. Comprenez que ça n'est pas tout à fait ce que nous, nous présentons", a argumenté le dirigeant socialiste, qui a par ailleurs déploré que Sébastien Lecornu n’accepte pas qu’un vote puisse avoir lieu sur l’impopulaire réforme des retraites adoptée en 2023 grâce au 49.3.
Tout cela est "très flou, très décevant", a commenté la patronne du parti Les Écologistes Marine Tondelier à sa sortie de Matignon, tandis que le dirigeant du Parti communiste, Fabien Roussel, s’est dit "déçu par l'absence d'ouverture sur la réforme des retraites et par l'absence de mesures concrètes sur le pouvoir d'achat".
"On ne te croit pas, tu n'as pas l'intention de gouverner sans nous forcer, le moment venu", a déclaré de son côté Jean-Luc Mélenchon – qui n’a pas été reçu par le Premier ministre – lors d'une conférence de presse à Strasbourg.
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Le Parlement aura-t-il vraiment les coudées franches ?
La déclaration du chef de file de La France insoumise (LFI) rejoint des craintes également exprimées par le patron des députés socialistes Boris Vallaud : le 49.3 n’est pas l’unique instrument constitutionnel permettant au gouvernement de contraindre les débats parlementaires.
Le Premier ministre peut ainsi demander des secondes délibérations si l'issue d'un vote ne lui convient pas, opter pour un "vote bloqué" pour obliger une assemblée à se positionner sur l'ensemble du texte, ou encore utiliser l'article 40 de la Constitution, qui rend irrecevable tout amendement parlementaire augmentant les dépenses de l'État – ce qui permettrait par exemple d’empêcher le passage d’un amendement proposant la suspension ou l'abrogation de la réforme des retraites.
Autre disposition constitutionnelle à surveiller : l'article 47, qui permet au gouvernement de mettre en vigueur le budget par ordonnances si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de 70 jours.
Ce scénario inédit, envisagé par plusieurs sources macronistes, inquiète notamment le chef de file du RN sur le budget, Jean-Philippe Tanguy, qui accuse depuis plusieurs jours Sébastien Lecornu de "jouer la montre" pour "court-circuiter le Parlement".
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Les Républicains accepteront-ils de ne plus être incontournables ?
Le patron du parti Les Républicains (LR), Bruno Retailleau, a exprimé des doutes quant à l’annonce du Premier ministre. "Dans un contexte d'absence de majorité", renoncer au 49.3 est "un choix qui se comprend, à condition qu'une coalition des démagogues n'aboutisse pas au vote d'un budget qui serait contraire aux intérêts supérieurs de notre pays", a-t-il réagi.
Le ministre démissionnaire de l’Intérieur fait monter la pression depuis plusieurs jours sur la participation de LR au gouvernement, assurant que celle-ci n’est pas acquise. "Le compte n'y est pas", a-t-il affirmé jeudi dans un entretien au Figaro.
Bruno Retailleau, qui exige par ailleurs qu’un tiers des postes du gouvernement revienne à son parti, réclame notamment des mesures sur l’immigration, en particulier concernant l'aide médicale d'État (AME), le délit de séjour irrégulier ou sa demande d'attribuer au ministère de l’Intérieur "toute la politique de visas".
Mais en donnant les clés du budget au Parlement, Sébastien Lecornu rendrait de fait LR, qui ne possède que 49 députés, moins incontournable. Le coup de théâtre provoqué par l’annonce du Premier ministre a donc rendu la participation de LR au gouvernement encore plus incertaine.
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Les parlementaires français pourront-ils se défaire de leurs vieilles habitudes ?
En admettant que Sébastien Lecornu laisse réellement députés et sénateurs débattre de son projet de loi de finances et en imaginant que les parlementaires jouent le jeu du parlementarisme, ces derniers parviendront-ils à se défaire des us et coutumes de la Ve République ?
Traditionnellement, les oppositions votent systématiquement contre le budget proposé par le gouvernement et voté par la majorité. Il s’agit même d’un marqueur pour savoir qui soutient et qui ne soutient pas le gouvernement.
Mais avec un budget qui serait coconstruit par l’ensemble des groupes, à la manière dont fonctionne le Parlement européen, et qui aboutirait forcément sur des mesures qui ne satisferaient pas l’ensemble des trois blocs de l’Assemblée nationale, que feraient les députés au moment du vote solennel sur l’ensemble du texte ?
Difficile d’imaginer les socialistes voter un budget qui réduit l’AME ou les macronistes approuver un budget qui abroge la réforme des retraites. Dès lors, obtenir une majorité sur l’ensemble du projet de loi de finances semblerait toujours aussi incertain.
Avec AFP