
L’offensive de l’insurrection chiite à Sanaa compromet le processus de transition politique engagé au Yémen depuis le départ d’Ali Abdallah Saleh en 2012. Une tentative de déstabilisation à laquelle l’ex-chef de l’État ne serait pas étranger.
Ils montent la garde, dressent des barrages sur les principales rues de Sanaa, mobilisent des patrouilles mobiles… Depuis mardi 23 septembre, les rebelles chiites d'Ansarullah exercent un contrôle quasi-total sur la capitale du Yémen, pays à majorité sunnite. Moins de 48 heures après un accord censé déboucher sur la fin des combats ainsi que sur la formation d'un gouvernement plus représentatif (voir encadré ci-dessous), le chef du mouvement, Abdel Malek al-Houthi, est apparu à la télévision afin de féliciter "le peuple pour la victoire de sa révolution".
Dimanche 21 septembre, un accord censé ramener le calme dans la capitale, où plus de 200 personnes ont trouvé la mort dans les combats, est signé entre les différentes parties. Y étaient stipulés, outre la cessation "immédiate" des hostilités, la nomination sous trois jours d'un nouveau Premier ministre et la formation dans un mois d'un nouveau gouvernement.
Mais le mouvement chiite a refusé de signer une annexe de l'accord prévoyant le désarmement des milices à Sanaa et les provinces voisines. Dès lundi, les rebelles s’emparaient de blindés et de sites militaires.
Installé dans son fief de Saada, dans le nord du pays, l’homme fort du mouvement s’est posé en rassembleur de toutes les composantes du pays, dont les séparatistes du Sud et le parti islamiste sunnite Al-Islah, l’ennemi juré à qui il a promis de tendre la main pour "restaurer l'unité nationale".
Pillages des résidences de responsables islamistes sunnites
Sur le terrain, pourtant, l’heure ne semble pas à la réconciliation. Selon des correspondants de l'AFP, des combattants lourdement armés sillonnaient les rues de la capitale à bord de véhicules tout-terrain, tandis que de petites unités rebelles montaient la garde, avec quelques membres de la police militaire, devant les ministères et les sièges des institutions de l'État. D’après des témoins, des rebelles chiites ont pillé les résidences de responsables d'Al-Islah et des baraquements de l'armée, emportant tout sur leur passage.
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La résidence de Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix 2011, et membre du parti islamiste, a été également mise à sac, ont rapporté ces témoins. L’hôpital Sobol al-Hayat et celui de l'Université des sciences et de la technologie ont été fermés par les rebelles sous prétexte qu'ils étaient dirigés par des responsables d'Al-Islah.
Interférences étrangères
Depuis le palais présidentiel, le chef de l'État, Abd Rabbo Mansour Hadi, a dénoncé des interférences étrangères. "Ce qui se passe à Sanaa est un complot qui dépasse les limites de la patrie et qui implique des forces internes et externes", a-t-il indiqué à la presse sans identifier ces dernières.
Mais pour les observateurs, c’est bien l’Iran que Sanaa soupçonne d’être en partie responsable des troubles. Par le passé, les autorités yéménites ont souvent accusé la République islamique d’appuyer les rebelles chiites d'Ansarullah. "Qu’il y ait un soutien de Téhéran est évident. Dans la presse officielle iranienne, on a d’ailleurs salué la victoire du mouvement populaire yéménite, affirme à France 24 l’anthropologue Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS. Reste que les ‘Houtis’ [autre nom donné aux rebelles, NDLR] n’ont pas forcément besoin du soutien de l’Iran pour s’installer dans la capitale."
La facilité avec laquelle le mouvement chiite a pu atteindre Sanaa soulève des questions sur l’état des institutions militaires yéménites. "Ce coup de force révèle aussi la déliquescence de l’armée. On suppose qu’il existe certaines complicités dans ses rangs, que des unités sont noyautées par les ‘Houtis’ ou même par l’ancien président Ali Abdallah Saleh [sunnite, NDLR]. Il est clair que cette offensive est le résultat d’une alliance objective entre des groupes qui se sont trouvés un ennemi commun : les sunnites d’Al-Islah", indique Franck Mermier. "Il n'y a aucun doute que Saleh a facilité l'expansion des ‘Houtis’ dans la capitale et autour, a de son côté assuré à l'AFP April Longley Alley, analyste à l'ONG International Crisis Group. Tout au moins, il n'a pas découragé ses partisans tribaux et politiques de soutenir la mobilisation."
Saleh et la "stratégie du chaos"
Depuis le départ négocié en 2012 de l'ex-chef de l’État, le Yémen est engagé dans une difficile transition politique. En décembre 2013, les représentants politiques du pays étaient parvenus à s’entendre sur une nouvelle carte politique offrant, notamment, l'autonomie aux régions. Qualifié d'important par les Nations unies, cet accord devait tracer "la voie pour l'établissement d'un État unifié, sur les bases de la démocratie et du fédéralisme", selon les termes employés à l’époque par l'émissaire onusien, Jamal Benomar.
Mais depuis l’offensive d’Ansarullah, ce dernier craint pour l’avenir du dialogue national. "Ce qui s'est passé ces derniers jours pourrait entraîner l'effondrement de l'État yéménite et la fin du processus de transition politique", a-t-il déploré dans une interview à la chaîne Al-Arabiya basée à Dubaï.
"L’avancée des rebelles chiites marque une période de rupture avec le dialogue national qui aurait dû mené au fédéralisme en six provinces, abonde le chercheur du CNRS. Il y a une dimension confidentielle dans le discours d’Ansarullah, mais ce mouvement, avant tout groupe politique, agit en fonction d’un agenda politique local."
Derrière cet agenda s’en cacherait peut-être un autre. Celui défini par le président déchu. "Il a continué une stratégie du chaos afin que lui ou son fils, l’actuel ambassadeur du Yémen aux Émirats arabes unis, apparaissent comme le recours, commente Franck Mermier. Saleh continue à manœuvrer, il n’a pas totalement renoncé au pouvoir. Il est dans son intérêt que le processus de dialogue national échoue."