
Il y a 70 ans, John G. Morris débarquait en France avec son appareil photo. Témoin de la Libération, l'ancien responsable de "Life Magazine" raconte à FRANCE 24 cet été de joie et de souffrance qui reste à jamais dans ses souvenirs.
À 97 ans, sa passion pour la photographie est toujours aussi dévorante. Dans son loft parisien, dans le quartier du Marais, John G. Morris a regroupé toutes ses archives dans un large coin de son bureau. Dans les tiroirs, s'entassent des centaines de clichés, souvenirs de sa carrière dans des organes de presse plus prestigieux les uns que les autres : "Life Magazine", à l'agence Magnum, au "Washington Post" ou encore au "New York Times". Sur la table basse, des dizaines d’ouvrages consacrés au huitième art sont également empilés. Le vieil homme en saisit un qui lui tient tout particulièrement à cœur. Sur la couverture de "Quelque part en France", il est fier de lire son nom.
Pendant des années en tant qu'éditeur photo, John G. Morris a mis en avant le travail des autres. Aujourd’hui, ce sont ses propres clichés qu'il publie pour la première fois de sa vie. Ces photos ont pourtant été prises il y a 70 ans. Une douzaine de pellicules en noir et blanc oubliées dans le fond d’un tiroir. De juillet à août 1944, cet Américain s’est improvisé reporter-photographe avant de laisser de côté son appareil photo. "Durant ma vie de journaliste, j’ai toujours privilégié le travail avec les grands photographes. Quand vous marchez dans la rue avec Cartier-Bresson, vous n’avez pas envie de pointer un appareil là où il prend des photos", explique à France 24, John G. Morris avec un brin de malice. "Mais pendant les quatre semaines où je l’ai fait, j’ai juste pris les choses qui m’intéressaient. Je dois admettre que mes photos sont assez bonnes !", ajoute-t-il avec un sourire modeste.
Le sauveur de Capa
Au début du mois de juin 1944, John G. Morris a 28 ans. Basé à Londres, le jeune homme originaire de Chicago est responsable de la couverture photographique du front occidental de la Seconde Guerre mondiale pour le célèbre hebdomadaire "Life", l’un des magazines les plus importants de l’époque. Alors que les forces alliées préparent en secret le Débarquement, l’éditeur photo sait que les prochains jours vont bouleverser le monde : "Personne ne savait quand le Jour J allait voir lieu, ni où, mais nous savions tous que cela allait être une incroyable histoire. En tant qu'éditeur photo, je devais récupérer les photos des reporters envoyés sur place et les faire parvenir à New York avant le bouclage du samedi après-midi".
Dans son équipe de photographes, John G. Morris compte des noms prestigieux : Bob Landry, Ralph Morse, Dave Edward Scherman et surtout Robert Capa. Ce dernier fait partie de la première vague du débarquement, le 6 juin à Omaha Beach. Dans l’enfer des balles et les cadavres, il immortalise ce moment terrible. Ses clichés, quatre bobines, sont immédiatement transmis à Londres. L' éditeur photo les réceptionne et les confie à un jeune assistant qui, malheureusement, fait fondre trois pellicules en se précipitant pour les développer. John G. Morris réussit à sauver la dernière, sur laquelle se trouve le portrait d’un soldat américain sur la plage normande. Une image devenue légendaire. "C’est la plus importante. Elle représente le débarquement comme aucune autre. C’est la seule de Capa qui se concentre sur un individu", détaille John G. Morris 70 ans plus tard.
Les quatre semaines de John G. Morris en Normandie et en Bretagne
"Nous étions accueillis en libérateur"
En Angleterre, depuis son bureau dans la rédaction de "Life", l'homme trie jour après jour ces images du conflit. Rien ne l’oblige à aller voir par lui-même la réalité de la guerre. Mais en juillet 1944, poussé par sa curiosité, il décide de rejoindre ses hommes sur le terrain. Dans son sac, il glisse un appareil photo. Alors que les combats se poursuivent et que les villages français sont libérés les uns après les autres, il saisit le quotidien de cet été de la Libération. John G. Morris n’est pas un photographe du débarquement, mais de l’après. Sur ces clichés, on peut voir l’étendue des destructions. "Je me rendais bien compte de la souffrance du peuple français. Tant de villes avaient été rayées de la carte. Il y a eu plus de 20 000 victimes civiles durant la bataille de Normandie, raconte-t-il. Malgré tout, nous étions accueillis en libérateur. Cet accueil m’intéressait tout particulièrement. J’ai ainsi photographié les Français, des enfants et même une vieille dame qui m’a dit que j’étais le tout premier Américain qu’elle rencontrait. J’ai été impressionné par leur capacité à faire face à ce choc de la Libération".
De la Normandie à la Bretagne, le photographe amateur suit la progression des troupes. En toute liberté, il se permet de saisir la vérité crue des combats : "J’ai photographié des choses qui, d’ordinaire, n’étaient pas photographiées par les reporters. À Bayeux, j’ai pris les cadavres d’un soldat américain et d’un allemand. Il était interdit de prendre les visages des Américains, par respect pour leurs familles, mais j’ai pris ses mains. Pour moi, cela symbolise bien la guerre. Je n'en tire aucune fierté, mais souvent, la guerre n’est montrée qu’à travers des moments de gloire et de triomphe". Dans son travail, John G. Morris fait preuve d’empathie, à la fois pour la population, pour ses compatriotes militaires, mais aussi pour les ennemis. Il capte les regards emplis de détresse de jeunes allemands, perdus dans cette folie, qui viennent de lui tirer dessus. "J’ai pris en photo un jeune prisonnier, un cliché dont je suis assez fier. Je me disais 'pauvre gamin'. Je n’avais aucune raison de le détester. Je haïssais son chef. Cela me fait plaisir de voir qu’aujourd’hui, les Français et les Allemands s’entendent. Cela aurait dû être toujours le cas".
John G. Morris découvre Paris enfin libéré
Quand l’humanité grandira-t-elle ?
Dans ces paysages apocalyptiques, le jeune américain réussit aussi à montrer des instants de bonheur. Il est particulièrement fier de la photo d’un soldat afro-américain embrassant une Française : "Ils n’ont pas vu que je les prenais. J’aime aussi particulièrement celle d’une très belle femme réfugiée qui porte son enfant. Je leur ai demandé de poser devant une vieille peinture dans un château près de Vouilly [en Normandie]".
Même si pendant de très longues décennies, ses clichés sont restés confidentiels, John G. Morris est resté toute sa vie très marqué par cet été 1944. Après son retour à Londres le 14 août, il repart pour Paris deux semaines plus tard, quelques jours après le départ des Allemands. Il en garde un profond amour pour la capitale française où il est installé depuis 1983 : "Je vis ici car j’y suis très heureux. […] Une semaine après la Libération à Paris, j’ai écrit à ma femme pour lui dire qu’un jour, nous devrions vivre en France".
Cette immersion en pleine Seconde Guerre mondiale, lui a aussi forgé de solides convictions pacifistes. Bientôt centenaire, il a toujours un œil bien ouvert sur le monde. Les derniers journaux et magazines sont en bonne place dans son appartement. Une carte de vœux signée Barack Obama témoigne de sa proximité avec les plus grands. Il a d’ailleurs récemment fait part au président américain de son dégoût face à l’utilisation des drones : "La guerre est intolérable. Je me demande encore quand l’humanité va enfin grandir et abolir la guerre. Trop, c'est trop !".