logo

Que s’est-il vraiment passé rue de la Roquette le 13 juillet ?

Des manifestants pro-palestiniens et des groupes de défense juifs se sont affrontés dimanche dans Paris. Quelques jours après les faits, les uns et les autres s'accusent mutuellement d'avoir allumé la mèche.

Dimanche 13 juillet. Il est environ 17h00 quand près de 400 personnes se réunissent dans les marbres fraichement rénovés de la synagogue Don Isaac Abravanel, rue de la Roquette, dans le quartier de la Bastille à Paris.  Ils participent à une journée de prières pour la paix en Israël organisée par les rabbins de Paris, Serge Benaïm, et de la Roquette, Élie Ébidia. Hommes, femmes, enfants sont venus écouter le shofar, cette corne de bélier rituelle habituellement sonnée pour célébrer la nouvelle année ou la fin de la fête de Pessah, la Pâque juive. Le son rauque qui s’en dégage se veut "unitaire", tout comme leurs prières.

Ce n’est pourtant pas l’unité qui règne ce jour-là dans les rues de Paris. Au même moment, à quelques dizaines de mètres de là, plusieurs milliers de manifestants achèvent de défiler en soutien aux Palestiniens et pour dénoncer ce qu’ils qualifient d’agression israélienne contre Gaza. Partie pacifiquement du quartier Barbès, dans le nord de la capitale, la manifestation dégénère une fois arrivée à Bastille. Un groupe de manifestants décident de s’en prendre à la synagogue de la rue de la Roquette. Mais une fois arrivés devant le ce haut lieu de prières de la communauté séférade parisienne, ils se retrouvent face à des groupes juifs de défense, tout aussi prêts à en découdre.

Les forces de police débordées ?

Surpris par l’ampleur de la manifestation, la préfecture n’en avait pas moins mobilisé cinq forces mobiles, gendarmes et CRS confondus. Des effectifs a priori suffisants pour assurer la sécurité tout au long de la marche pro-palestinienne. Aucun incident n’a d’ailleurs été signalé jusqu’à la proximité de la Bastille, et deux jours après les faits, FRANCE 24 n’a pas pu constater de traces d’affrontements, ni de débris restants.

Un premier mouvement de foule a été signalé rue des Tournelles, où un groupe de manifestants tente d’approcher une première synagogue. Mais il est rapidement détourné par les forces de l’ordre à coup de gaz lacrymogènes . "Ici, il ne s’est rien passé. Il y a bien eu de violents échanges entre CRS et manifestants qui jetaient des pierres, mais ils n’ont pas pu approcher la synagogue", confirme à FRANCE 24 un fidèle des Tournelles, qui, depuis, assure la sécurité des lieux quotidiennement.

En revanche, la police semble perdre quelque peu le contrôle de la situation au moment de la dissolution de la manifestation, sur les coups de 17 heures, place de la Bastille. "À 17h30, les esprits ont commencé à s'échauffer. Les forces de l'ordre avaient réussi à contenir les manifestants jusqu'à République, mais ensuite il y a eu des débordements", explique un administrateur de la synagogue de la rue de la Roquette, qui estime que la police a été dépassée : "Les forces de l’ordre ont été surprises, elles ne s’attendaient pas à une affluence et à des gens aussi agressifs. Des manifestants ont pu s’infiltrer dans la rue de la Roquette", poursuit l’homme qui souhaite rester anonyme.

Des récits divergents

C’est à partir de là que les récits divergent. Chaque camp accuse l'autre d’avoir allumé la mèche. Du côté de la communauté juive, on fait le récit d’une horde de plusieurs centaines de manifestants qui s’est lancée en direction de la synagogue de la rue de la Roquette dans une sorte d’expédition punitive. "Les manifestants criaient 'Israël assassin' et 'À mort les juifs' ! C'était de l'antisémitisme pur et dur", raconte l’administrateur de la synagogue. Le temps que la police arrive, soit 45 minutes plus tard, "le premier choc a été encaissé par les services de protection de la communauté", a déclaré à la presse le grand rabbin Haïm Korsia.

Pour assurer la sécurité des lieux en ce jour de tensions, des jeunes - une cinquantaine selon la synagogue, une centaine selon les médias - se sont donné rendez-vous devant les portes de Don Isaac Abravanel. Ils appartiennent à la Ligue de défense juive (LDJ), un groupe de défense contre l’antisémitisme connu pour ses actions violentes, et au Betar, un mouvement sioniste proche du Likoud. Plusieurs pro-palestiniens les accusent d’avoir mis le feu aux poudres.

Un membre des services d'ordre de la manifestation détaille sa version des faits sur le site Islam et Info.  "Suite à la fermeture du métro Bastille, plusieurs personnes ont voulu prendre le métro à Voltaire […]. À peine arrivées au milieu de la rue de la Roquette, ces personnes (essentiellement des familles), identifiées par leurs keffiehs et drapeaux, se sont faites accueillir par des insultes et des projectiles provenant du rassemblement sioniste", raconte-t-il. Les combats éclatent aussitôt dans la rue de la Roquette.

Une violence prévisible

La veille, des messages envoyés sur les réseaux sociaux pouvaient laisser présager un tel degré de violence. Plusieurs sites d’information musulmans ont relevé le tweet d’un extrémiste qui menaçait à plusieurs reprises les "palos" (palestinien). Se définissant comme un "Juif fier, noble et cruel", cet utilisateur a signé ses messages sous le nom de @israel_mon_pays, avant de changer son pseudonyme pour celui de "Israel Kahane". Un patronyme peut-être inspiré de celui du rabbin d'origine américaine Meir Kahane, fondateur de la LDJ et du parti israélien d’extrême-droite, Kach, des mouvements interdits en Israël et aux États-Unis. Réprimandé par d’autres membres de la communauté sur Twitter pour sa "connerie", l’internaute a finalement désactivé son compte. La bataille n’a pas été évitée pour autant.

Au moment où éclatent les heurts, les commerçants du quartier baissent leurs rideaux, les restaurants mettent leurs clients à l'abri. "On n’a pas fait d’affaires mais ce n’est pas grave. C’était mieux comme ça parce que c’était très violent", assure la gérante d’une boutique de tissu, installée juste en face de la synagogue de la Roquette. Les chaises et les tables du restaurant turc Les deux amis et du bistrot La Fée Verte sont "empruntées" pour servir de projectiles. "On a retrouvé une de nos tables au milieu de la rue à une dizaine de mètres de notre terrasse", raconte l’une des serveuses en pointant du doigt un léger éclat de pierre qui a marqué la vitrine du restaurant.

Dans la rue de la Roquette, lieu habituellement branché, les projectiles volent, les insultes fusent. Les jeunes de tous bords sont armés de bâtons. Sur YouTube, on peut voir des vidéos de membres de la LDJ insultant leurs opposants et jetant des projectiles, ainsi que celles de manifestants pro-palestiniens très agressifs. Jacquie, un riverain de la rue Popincourt, raconte l’émeute qu’il a vue depuis sa fenêtre avant de venir en aide à un couple d'automobilistes terrorisés : "J'ai vu des manifestants arriver avec des foulards palestiniens noués sur la tête et des bâtons.[…] J'ai laissé entrer dans la cour de l’immeuble des gens qui étaient garés dans la rue. Les manifestants leur avaient demandé s'ils étaient juifs ! Il ne valait mieux pas avoir une kippa sur la tête ce jour-là", témoigne l’homme encore abasourdi.

"Une journée à marquer dans les annales de la communauté"

D’après les témoignages de la communauté juive, il a fallu attendre 45 minutes pour que la police s’interpose. Les manifestants pro-palestiniens ont alors reflué vers le boulevard Voltaire et les membres de la Ligue de défense juive se sont repliés vers la synagogue, où règne alors une tension palpable. "Les jeunes du Betar et de la Ligue rentraient parfois dans la synagogue en nous criant de rester enfermés à l'intérieur. Il y avait des femmes qui pleuraient, très angoissées, qui se demandaient quand elles pourraient rentrer chez elles", se souvient l’administrateur précisant qu’il n’y a pas eu de mouvement de panique pour autant: "On est restés prier à l'intérieur. La ferveur était intense", a poursuivi cet interlocuteur.

Ce n’est qu’à 20h45, que la synagogue a enfin évacué ses fidèles au compte-goutte, pour éviter les regroupements dans la rue. "Cette manifestation était horrible. Il y a un vrai traumatisme et, depuis, des familles ont peur de nous amener leurs enfants [la synagogue abrite l'école Levinas qui devient un centre de loisir pendant les vacances, NDLR]. Cette journée restera gravée dans les annales de la communauté", poursuit-il.

Depuis, un fourgon de police assure la sécurité de la synagogue tout au long de la journée. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a donné lundi ses instructions aux préfets pour "redoubler de vigilance" et "interdire ces manifestations, chaque fois que des risques avérés de troubles à l’ordre public seront signalés". De nouveaux appels à manifester fleurissent déjà sur les réseaux sociaux. Une nouvelle marche est prévue samedi prochain à Paris.