Après ses succès, l'armée ukrainienne entend à présent reconquérir Donetsk, la dernière grande place forte des séparatistes pro-russes. Une opération militaire qui s'annonce difficile, selon Annie Daubenton, chercheuse spécialiste de l'Ukraine.
Après trois mois d’âpres combats, Kiev a repris, samedi 5 juillet, Sloviansk et Kramatorsk, deux fiefs pro-russes désertés par les séparatistes. L’aisance avec laquelle l’armée loyaliste s’est emparée de ces deux bastions russophones de l'est de l’Ukraine nous pousse à l'interrogation : repli stratégique ou débâcle des rebelles ?
À en croire les sécessionnistes, la fuite de Sloviansk répond davantage à une volonté d’en découdre qu’à une reddition. La décision de quitter la ville était "correcte et même géniale", s’est félicité Pavlo Goubarev, le "gouverneur autoproclamé" de Donetsk, ville d'un million d’habitants où plus de 2 000 combattants pro-russes sont aujourd’hui retranchés, prêts à défendre la ville. Quitte à livrer bataille sans l’aide de Moscou, qu'ils accusent de les avoir abandonnés.
À l’heure où s’organise le blocus des dernières places fortes insurgées que sont Donetsk et Lougansk, le gouvernement de Kiev peut-il espérer obtenir une rapide capitulation des séparatistes ? Ou doit-il craindre un enlisement du conflit ?
Pour la journaliste et essayiste Annie Daubenton, auteur de l’ouvrage "Ukraine, l’indépendance à tout prix" (éd. Buchet-Chastel), le nouvel épisode qui s’ouvre s’annonce militairement épineux. Entretien.
FRANCE 24 : La prise de Sloviansk et Kramatorsk par Kiev annonce-t-elle une reconquête rapide de l’est de l’Ukraine ?
Annie Daubenton : La prise de ces bastions séparatistes constitue un véritable encouragement. Le nouveau président ukrainien, Petro Porochenko, s’était retrouvé avec une armée en déliquescence qu’il a dû "reformater". Avec cette offensive, le gouvernement de Kiev prouve ainsi que celle-ci, appuyée par des bataillons de volontaires, pouvait reprendre les combats de manière efficace. Encore mieux, il a prouvé qu’il pouvait rapidement remettre ces villes en état de marche, tant du point de vue humanitaire qu’administratif. Dans ces villes, la vie commence à reprendre un cours normal, les pensions et les retraites ont été payées, l’eau a été rétablie et des ravitaillements acheminés. Il s’agit donc d’un vrai tournant.
Pour autant, l’Est est-il totalement sous contrôle ? Non. Les séparatistes se sont repliés sur Donetsk, qui est une ville comptant plus d’un million d’habitants. Sa "libération" risque de poser des difficultés sur le plan militaire. Car l’armée loyaliste devra reprendre la ville tout en épargnant la population civile. Elle a d’ailleurs déjà exclu de recourir aux bombardements.
Le conflit peut-il s’éterniser à Donetsk ?
On peut tout craindre. Cependant, je pense que, fondamentalement, la population souhaite la paix et ce sont ceux qui apporteront la paix qui seront victorieux. Si les séparatistes provoquent, comme ils l’ont souvent fait, des affrontements meurtriers non maîtrisés, ils pourront très difficilement recueillir l’assentiment de la population. Pour l’heure, les habitants du Donbass sont encore massivement sous information de la Russie, si bien qu'ils n’arrivent pas à saisir ce qu'il se passe. Or, l’Ukraine est en train de mettre en place un système d’information par radio et canaux télévisés pour que les gens sachent ce qui est mis en œuvre. Sans être sûre qu’il y ait adhésion au message, Kiev espère qu’en informant, il y ait un revirement au sein de la population.
Comment expliquer le désengagement progressif de Moscou dans l’est de l’Ukraine ?
Tout d’abord, la Russie veut éviter que l’Union européenne et les États-Unis n’imposent une troisième vague de sanctions économiques qui mettrait son économie à dure épreuve. Ensuite, comme l’a très bien expliqué l’ancien Premier ministre russe Evgueni Primakov sur une chaîne de télévsion officielle, la crise ukrainienne risque d’isoler davantage Moscou sur le plan international, ce qui, dans un monde globalisé, n’est pas souhaitable pour la Russie. Troisième chose, le Kremlin veut éviter une réaction de sa propre opinion publique. Plusieurs commentateurs de la presse russe le disent très bien : il y a eu un tel bourrage de crâne que la population se croit presque dans un pays en guerre. Or, le précédent tchétchène leur a montré qu’une guerre a des conséquences sur leur vie quotidienne. Que de nouvelles sanctions économiques pourraient avoir d’importantes répercussions, même sur la classe moyenne, qui est pourtant choyée par le pouvoir.
Les dernières lois russes visant à contrôler les réseaux sociaux sur Internet témoignent de l’embarras du pouvoir russe. En clair, il n’exclut pas un retour de la contestation, comme au moment des élections frauduleuses de 2011, et se prépare à mettre sous tutelle une partie de l’opinion si jamais elle venait de nouveau à s'agiter.
Que deviendront les séparatistes pro-russes en cas de reprise en main de Kiev dans l’Est ? Peuvent-ils envisager se replier vers la Russie ?
Ceux qui auraient pu se replier vers la Russie l’auraient déjà fait. Beaucoup feront malheureusement les frais de l’opération que Kiev s’apprête à mener. Mais il est également à craindre que des petits groupes très armés ne cherchent encore à pénétrer à l’intérieur du territoire ukrainien. Certains séparatistes pro-russes sont des hommes prêts à tout, ayant déjà combattu en Tchétchénie, et qui sont loin d’être des amateurs en matière de criminalité militaire, et s’ils parviennent à entrer dans plusieurs villes, alors Moscou aura gagné. L’un des objectifs de Vladimir Poutine n’était pas seulement de gagner la Crimée, et éventuellement le Donbass, mais aussi de déstabiliser l’intégralité du territoire ukrainien pour empêcher qu’un État démocratique et proche de l’Europe ne puisse s’installer aux portes de la Russie. La politique de Kiev est aussi de faire justice et de juger les nombreux prisonniers qui existent dans les deux camps. Certains pro-russes ne peuvent être relâchés car ce sont de véritables criminels. Il y a toute une gestion de la guerre qui n’est pas encore d’actualité.