
Le 28 juin 1914 à Sarajevo, Gavrilo Princip, un jeune étudiant serbe de Bosnie, abat l'archiduc François-Ferdinand et son épouse. Cent ans plus tard, ce nationaliste yougoslave reste une figure controversée. Mais qui était-il vraiment ?
Il est environ 10h45, le 28 juin 1914, lorsque deux coups de feu résonnent à un coin de rue de Sarajevo. Dans leur décapotable, l’archiduc François Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois et son épouse la duchesse Sophie de Hohenberg s’effondrent, mortellement touchés. Le tireur, un étudiant serbe de Bosnie, ne le sait pas encore, mais son geste vient de mettre le feu aux poudres. Quelques semaines plus tard, par le jeu des alliances, le monde s’embrase. L’Europe est précipitée dans la Grande Guerre.
Le tireur s'appelle Gavrilo Princip, un frêle garçon de 19 ans au visage émacié. Si l’histoire a retenu les noms de ses victimes, ce jeune nationaliste yougoslave est beaucoup moins connu. Cent ans après son geste, Princip reste un symbole encombrant pour la capitale de Bosnie-Herzégovine. Un homme porte pourtant encore aujourd’hui son nom et son prénom. Il s’agit de son petit neveu, gérant d’un hôtel près de l’aéroport de Sarajevo, en République serbe de Bosnie (Republika Srpska en serbe latin), une entité serbe créée après la guerre de Bosnie. L’homme d’affaires a déclaré il y a quelques mois qu’il était fier de ce membre de sa famille et de ce "héros national". Harcelé par les médias à l’approche du centenaire, il ne veut désormais plus s’exprimer sur son grand-oncle. "Je n’ai pas le temps de parler !", répond-t-il d’une voix ferme par téléphone, alors que je l’appelle depuis la réception de son hôtel. Même pas cinq minutes ? "Je perds déjà du temps en vous parlant !", conclut Gavrilo Princip tout en me raccrochant au nez.
Un tireur manipulé
À quelques kilomètres de là, dans les rues du centre-ville de Sarajevo, le tireur a laissé finalement peu de traces. Dans le Musée austro-hongrois, qui se trouve à l’angle de la rue où a eu lieu l’attentat, quelques objets évoquent la date du 28 juin 1914. Dans les vitrines, les touristes peuvent apercevoir le pantalon de Gavrilo Princip ou encore l’un des pistolets ayant servi à la conspiration. À l’extérieur, seule une plaque rappelle le caractère historique de ce lieu : "À cet endroit, le 28 juin 1914, Gavrilo Princip assassina l’héritier de l’Empire austro-hongrois et sa femme Sophie".
Depuis cent ans, les monuments se sont succédé à cet emplacement, selon le vent de l’histoire. En 1917, un premier mémorial fut inauguré avec les portraits du couple princier. Un an plus tard, à la fin de la guerre, le régime serbe décide son démantèlement. En 1930, il est remplacé par une plaque en hommage à Gavrilo Princip. En 1941, les nazis la récupèrent pour l’offrir comme trophée à Adolf Hitler. Après la Seconde Guerre mondiale, les empreintes de pied du tireur sont installées par le régime de Tito, qui considérait le jeune homme comme un héros de la cause yougoslave. Au début de la guerre de Bosnie, en 1992, ces marques coulées dans le béton sont finalement enlevées.
Comme le résume le professeur Vahidin Preljevic de l’Université de Sarajevo, l’image de Gavrilo Princip n’a jamais cessé d’être utilisée à des fins politiques : "Après l’attentat, il a été manipulé comme un héros pour l’unité des Slaves du Sud. Ensuite, il a été manipulé par la Yougoslavie socialiste contre l’impérialisme et, aujourd’hui, il est manipulé par les nationalistes serbes".
Ce spécialiste de littérature allemande, organisateur d’un colloque sur l’attentat, prend pour exemple les commémorations prévues en Serbie pour l’anniversaire du 28 juin 1914. Alors que les autorités serbes refusent d’apparaître à Sarajevo aux côtés d’autres chefs d’États, estimant être toujours accusées d’avoir déclenché la Première Guerre mondiale, une programmation parallèle va être organisée dans le pays. Le réalisateur Emir Kusturica, critiqué pour ses tendances nationalistes serbes, va notamment rendre hommage à Gavrilo Princip à Andrićgrad, une ville qu'il a fait construire, dans l’est de la Bosnie. "Kusturica se prend lui-même pour un combattant de l’impérialisme. Gavrilo Princip est un personnage qui peut être considéré comme un symbole d’antimondialisation. Mais cela est une réinterprétation, cela ne correspond pas au vrai Gavrilo Princip", explique Vahidin Preljevic.
Une haine contre l’occupant
Pour mieux cerner "ce vrai" Gavrilo Princip, le journaliste anglais Tim Butcher a passé des semaines à suivre ses pas. Dans son livre, "The Trigger" ("La gâchette"), il raconte la jeunesse de ce Serbe de Bosnie né en 1894 à Obljaj, un village reculé du nord-ouest du pays. Pour l’auteur, Gavrilo Princip a été profondément marqué par son existence misérable. "Six de ses frères et sœurs sont morts alors qu’ils étaient bébés ou enfants à cause de la pauvreté endurée par sa famille. Ils vivaient encore sous un système féodal. Il a appuyé sur la gâchette car il vivait dans une région sous occupation coloniale et il pensait qu’en tuant cette figure d’autorité il pourrait créer un changement".
À l’âge de 13 ans, le jeune garçon quitte ses parents pour rejoindre son frère à Sarajevo et débuter des études. Passionné de littérature, il commence à fréquenter des cercles nationalistes. En 1912, il part pour Belgrade, où il sympathise avec d’autres étudiants farouchement opposés à la domination de l’empire austro-hongrois qui a annexé la Bosnie en 1908. Lors de la première guerre balkanique contre les Ottomans en 1912, il tente même de s’enrôler dans l’armée serbe, mais sans succès en raison de son physique fragile, affaibli par une tuberculose précoce. Mais dans son esprit, la haine s’installe. Après avoir adhéré au mouvement Mlada Bosna (Jeune Bosnie) qui lutte pour l’unification des Slaves du Sud, il décide de tuer, avec six autres membres de la conspiration, l’archiduc François Ferdinand lors de sa visite officielle à Sarajevo.
Un nationaliste yougoslave
Cent ans après, les historiens se déchirent toujours pour savoir si ce groupe aidé par l'organisation nationaliste serbe de la Main noire, a également pu être armé par les autorités serbes. C’est en tous cas sur cette accusation que l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie, le 28 juillet 1914. Pour Tim Butcher, cette implication n’est pas si évidente. Selon lui, Gavrilo Princip n’était pas un agent de Belgrade. "Toutes les preuves montrent qu’il a tiré, pas dans le but de créer un seul état serbe, mais dans celui de permettre à tous les Slaves de la région d’être libre, selon qu’ils soient musulmans, croates ou serbes. Il était un nationaliste yougoslave, et non un nationaliste serbe".
Pour preuve, lors de son procès en octobre 1914, Gavrilo Princip se présente avant tout comme un défenseur de la cause yougoslave. "J’aspire à l’union de tous les Yougoslaves, sous quelque forme politique que ce soit, et à leur délivrance de l’Autriche. Le mobile principale était encore la vengeance pour toutes les souffrances que l’Autriche fait endurer au peuple". Devant le tribunal, le tireur ne regrette pas son geste, seulement le fait d’avoir tué l’épouse de l’archiduc. D’après Tim Butcher, cela montre qu’il n’était pas un terroriste : "Il ne voulait pas terroriser la population. Il voulait tuer un homme qui était perçu comme cruel et méprisant. Les terroristes, eux, tuent volontairement des civils pour instaurer la terreur". Mais pas question non plus de le qualifier de héros, selon Vahidin Preljevic : "On ne peut pas dire cela de quelqu’un qui a tiré sur une autre personne".
"C’est du passé"
Cent ans après son geste, la figure de Gavrilo Princip navigue toujours entre ces deux images. Dans le musée, à quelques mètres de son crime, les guides essayent de ne pas prendre position. "Il y a des gens qui nous interrogent. Était-il un héros ou un terroriste ? Nous répondons que nous n’avons pas d’opinion politique. Il a fait un acte personnel. Gavrilo Princip a tué François Ferdinand et Sophie, c’est tout", résume Mirsad Avdic, le responsable des lieux. Selon ce dernier, cette question n’intéresse finalement que les étrangers : "Les gens ici sont passés à autre chose". Le professeur Vera Katz, de l’Institut d’histoire de Sarajevo, elle aussi organisatrice d'un colloque sur la Grande Guerre, est du même avis : "Quand je rencontre des amis ou des historiens, ils ne parlent pas de la Première Guerre mondiale. Les gens à Sarajevo sont plus préoccupés par les problèmes économiques. Gavrilo Princip, c’est du passé pour eux".
Un passé dont il ne reste plus qu’une ultime trace. Dans le cimetière orthodoxe de Saint-Marc à Sarajevo, les restes du jeune garçon qui bouleversa le monde reposent discrètement dans une chapelle, aux côtés des autres membres de la conspiration. Gavrilo Princip n’a pas survécu longtemps à son acte. Après avoir échappé à la peine de mort en raison de son jeune âge, il est envoyé dans la prison de Theresienstadt, dans l’actuelle république Tchèque. C’est là qu’il meurt le 28 avril 1918, affaiblit par sa tuberculose. Sur le mur de sa cellule, fidèle à ses idées, il avait inscrit ce dernier message : "Nos ombres s’en iront à Vienne. Errer à travers le Palais. En épouvantant les seigneurs".